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Toad Road (2012)
Jason Banker

De nouveaux reflets

Par Mathieu Li-Goyette
Le found footage movie a atteint un point de saturation en très peu de temps. Autrefois original, il est maintenant suranné, handicapé par ses paris techniques et est loin de représenter une porte de sortie pour le cinéma de genre ankylosé... Or voilà que se pointe Toad Road, une première œuvre d'un jeune Américain inconnu, une petite chose minuscule qui porte en elle une rage immense contre le quotidien, contre l'amour, contre l'establishment artistique que Jason Banker défie avec sa forme documentaire et ses acteurs non professionnels jouant leurs propres rôles. 
 
En effet, c'est en repêchant sa troupe d'excellents « comédiens » à même Myspace que l'auteur a défini les personnages de son film d'horreur. Ils se connaissaient déjà tous, sauf la fille qui s'extrait ainsi plus facilement d'un groupe où la camaraderie règne. Ne souhaitant pas leur dire sur quoi Toad Road allait porter exactement, Banker les a filmés comme on filme ses amis autour d'un feu de camp au fond des bois un week-end durant; sa maîtrise technique est telle qu'on en vient à oublier la fiction et qu'en dépit des irruptions surnaturelles, c'est bel et bien le destin d'adultes irritables et de leur enfoncement au fond de ce Toad Road – une route des crapauds – qui se joue devant nous.
 
« Toad » pour amphibien, mais aussi « toad » pour ce protagoniste détestable, méprisant au point qu'il s'engouffre dans un bad trip de champignons avec la jeune débutante du groupe. L'entraînant avec lui dans une suite d'expérimentations mettant en vedette toutes les drogues du coin qui leur tombent sous la main, l'homme n'a de remords qu'après un mystérieux incident dont il sera le seul survivant. Est-elle disparue? A-t-elle été engloutie par la route damnée qui débute à l'arrière d'un village isolé du nord-est des États-Unis? Sentier où chaque borne représente l'une des sept portes des enfers, le parcours du couple s'éloignera drastiquement de celui de leur groupe au fil de la poursuite de leurs rêves idylliques. Du récit classique de passage à l'âge adulte, nous sommes à présent pris au piège d'une fiction invraisemblablement réaliste...
 
Toad Road est une grande métaphore de la dépression et de la poigne de la drogue dure sur l'esprit. Faisant place à des silhouettes, les personnages se fondent dans une structure complexe où la linéarité est éclipsée par le montage sensible et saccadé de Banker. Influencé par Gus Van Sant et Larry Clark, le réalisme dont il est en quête est d'une efficacité inouïe et son rythme s'inspire du jazz autant que de la prose de Kerouac – l'écrivain de la longue route qu'il espère croiser en défrichant la sienne.
 
Le vent tape dans le micro. La lumière transperce son objectif (il filme lui-même). Les lieux naturels de l'Amérique rurale donnent du fil à retordre à la continuité visuelle tout comme aux déplacements de caméra délibérément laborieux. En résulte la vague impression d'assister à un documentaire qui ne voudrait pas en être un, un jeu sur le réel provenant de l'amateurisme trafiqué par Banker et son équipe qui entrecoupe ces scènes forestières avec d'autres plus calmes où le jeune homme témoigne devant un psychanalyste et un enquêteur à la recherche de sa petite amie. La plus grande qualité de ce nouveau venu derrière la caméra est de ne jamais laisser libre court aux facilités du docu-fiction où il se serait plu à parler à ses personnages pour rendre plausible son sentier infernal (la série [Rec] et The Last Exorcist semblent avoir épuisé le reportage d'horreur). 
 
Et les raisons de son refus d'user d'une forme devenue si commune sont tout à fait nobles, car en se disciplinant à conserver sa posture narrative de sa première à sa dernière image (probablement ses deux plans les plus suggestifs), l'auteur préfère se garder la possibilité de faire du lyrisme, d'espérer la rencontre d'un mysticisme (celui de son récit et de sa mise en scène) et d'une contemporanéité toute fraîche (où les acteurs n'en sont pas et où ils se refont les cascades de Jackass). Banker – documentariste de formation – a compris que la crédulité des spectateurs s'était durcie avec les années et qu'il n'était plus question de jouer les reporters pour effrayer le public. Utilisant les stratégies du documentaire sans jamais nous faire part de sa démarche, il parvient à entremêler légendes urbaines et discours sur sa génération X tout comme Bellflower était parvenu l'an dernier à faire le procès de ses héros tout en évoquant son désir de mythification trash
 
Voilà donc d'honnêtes piliers du renouveau du cinéma de genre américain nous offrant des perspectives inédites où l'efficacité reposera désormais sur l'auto-critique des personnages et sur le jugement des formes les plus commerciales. Au faux réalisme de Blair Witch Project, Banker répond par ses visages soudainement ensanglantés dans un rêve se confondant avec le réel. Aux effets spéciaux numériques d'Hollywood, Evan Glodell réplique avec sa voiture modifiée et son lance-flamme maison dans Bellflower. C'est le triomphe de l'artisanal aux dépens du professionnel, la victoire tant attendue d'une forme horrifiante plus près du cinéma expérimental que de ses origines littéraires gothiques, expressionnistes et nécessairement onéreuses (ce n'est pas un hasard si l'un des anciens projets de Banker portait sur Jonas Mekas, maître du journal filmé).
 
Pour tout dire, Toad Road aura l'effet d'une douche froide pour les spectateurs qui seront amenés à s'y promener. Au cinéma de genre ce que le noise est à la musique, Toad Road parvient à rendre plausible la plus improbable des hallucinations dantesques à une époque où on ne se douterait jamais de trouver un passage vers le premier cercle des Enfers au détour d'un boisé. Jouant sur la source de ses images en allant jusqu'à utiliser des vidéos repêchées sur YouTube où des cameramans aventureux se sont avancés sur la vraie « toad road », Banker réussit constamment à déjouer nos attentes et à questionner notre perception des choses que l'on croyait spontanées et des autres qu'on espérait fausses. Voyage hallucinogène en soi, son premier film procure la rare sensation d'assister à l'apparition d'une nouvelle voix du cinéma de genre où la plus troublante des histoires sera accessible au plus futé des auteurs. Toad Road est en ce sens un manifeste de créativité, la preuve qu'il y a toujours dans la petitesse des moyens la possibilité de déjouer le public sans pour autant le conforter dans une forme malhonnête et faussement subtile. Avec Banker, l'horreur ne serait plus une question de trucs calibrés, mais bien une question de sensibilité, de point de vue, de média, de montage, bref, une modernité toute faite d'images innatendues, nouvelles.
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Critique publiée le 29 juillet 2012.