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Norwegian Wood (2010)
Anh Hung Tran

Vertigo ou l'amour en ruines

Par Mathieu Li-Goyette
« Où étais-je? Je ne savais pas du tout où je me trouvais. Je n’en avais aucune idée. Quel était donc cet endroit? Je ne voyais que des silhouettes innombrables qui marchaient. De cet endroit au coeur de nulle part, j’appelais Midori. » - Haruki Murakami (La ballade de l’impossible)

Citées par le dernier plan du film de Hung, ces lignes qui clôturent le roman de Murakami laissent perplexes. Arrivé au bout d’un dédale amoureux de plus de quatre cents pages, le lecteur ne sait plus où il en est : Watanabe appelle Midori, cette jeune femme qu’il a rencontrée pendant qu’il était encore l’esclave émotif du deuil de son meilleur ami. Amoureux fou de la copine du défunt Kizuki, Watanabe s’est embarqué dans un triangle amoureux dont l’un des coins était un mort. Il n’a pas cessé de le hanter, lui, puis cette adolescente tiraillée entre deux amours et qui s’enlèvera enfin la vie, ne laissant plus que notre héros et la femme à qui elle parle au bout du fil : comme du reste, elle est demeurée complètement extérieure au drame. Elle est sa mesure comparative, ce qui permet à Murakami les répétitions vertigineuses de son chef-d’oeuvre.

Sur papier, La ballade de l’impossible commence dans les années 80. Watanabe approche la quarantaine et entend « Norwegian Wood » dans un avion, cette balade du Rubber Soul des Beatles. Cette chanson, point de repère de tout le récit, fait ressurgir en lui de vieux souvenirs des années 60 qu’il a vécu dans un Tokyo en pleine révolution étudiante. À l’époque, Watanabe traînait avec Kizuki et Naoko. Les trois amis de longue date tentaient avant tout de « survivre à leur époque », de devenir des adultes en franchissant le cap fatidique des vingt ans. À cet âge, l’université les attend, puis une carrière sérieuse qui les lancera sur un chemin de vie rigoureusement japonais - c’est du moins ce qu’ils attendent d’un futur qui ne viendra jamais.

« Kizuki aura toujours dix-neuf ans. Naoko aura toujours vingt ans », conclut de ses souvenirs le narrateur du récit. C’est la manière bien particulière de Tran Anh Hung d’additionner au roman son regard de cinéaste sur le récit polymorphe qu’il vient lui-même de raconter. Jouant sur l’hermétisme obsédant qu’ont les souvenirs, Hung souligne ici l’impossibilité de retourner dans le passé et de revivre ce qui a été vécu. C’est sa façon, par-dessus le « où suis-je » de Murakami, de renforcer la mécanique interne du récit comme peu d’adaptations y seraient parvenues.

Entre Midori et Naoko, Watanabe est prisonnier d’une double relation. La première, nouvellement arrivée dans sa vie, n’appartient pas au passé. Elle ne rappelle aucun souvenir et n’a la possibilité que d’en faire des inédits, des instants de bonheur dont la finalité dépend de la relation qu’il décidera ou non d’engager avec elle. Avec elle, rien n’est passé, tout est futur. À l’opposé, Naomi est le signe qui signifie en son sein tout un amalgame de cauchemars, elle représente un symbole, celui de la tristesse, de sa propre fragilité qu’elle ne peut supporter. Avec elle, le futur demeure périlleux, car il repose sur la crainte d’un motif de répétition : se passera-t-il la même chose?

Confusion qui n’est pas exagérée, car les allers et retours par ellipses de Hung entre une relation et l’autre tout comme l’usage ponctuel des flashbacks installent La ballade de l’impossible dans une structure fragmentaire où l’assemblage des souvenirs viendra former le discours principal du film; rien n’est décidé, le présent est fantomatique, car il ne saurait être à l’abri des souvenirs d’autrefois. Norwegian Wood, de son titre anglais, ces bois de la chanson des Beatles où le narrateur de la ballade aurait rencontré un fantôme de femme qui l’a enivré pour le laisser pantois au petit matin, devient l’hymne de la crainte du réveil; la même thématique était déjà le sujet principal d’Ugestu de Mizoguchi, ancêtre spirituel de Hung.

Lorsque Naomi part en thérapie pour se détacher de son ex-copain suicidé, Watanabe passe plusieurs de ses weekends avec elle dans cette maison de retraite à l’écart de Tokyo. Entre ce lieu et la ville, nulle communication ne se fait, pas de trajet (ni voiture ni train) : le protagoniste disparaît d’un espace pour apparaître dans l’autre. Le jeu en contrepoint du montage, comme un cercle qui ne cessera jamais de repasser sur son même trait, renforce l’idée de la répétition comme d’une impossibilité.

C’est-à-dire que si, pour Freud, la source du plaisir est profondément ancrée dans le désir de répétition des antécédents joyeux de l’être humain, La ballade de l’impossible, imaginé en spirale, repose aussi sur le désir de retrouver ce qui est passé; à force de poursuivre ses fantômes, Watanabe, pris au coeur de sa vrille, perd pied, s’étourdit : « où suis-je? », dit-il à la toute fin. N’ayant plus conscience du temps comme du lieu, il nous a raconté l’histoire d’un vertige ancien qu’il a déplié devant nous. La structure en torsade et plane, lorsque mise en relief, devient tour de Babel, d’incompréhension et de folie. Du bout des lèvres, le narrateur nous raconte cette histoire avec la légèreté d’une direction photo tout en éclaircies, clairvoyante même à travers ces plans brumeux de cerisiers d’automne. En dépit des saisons, cycle répétitif par excellence qu’utilise Hung pour créer un tempo sensible à son film, une mince couche grise recouvre chacun des plans.

En fait, ils ne trouvent leur rythme que dans la bande sonore composée par Jonny Greenwood, une trame fonctionnant par à-coup, comme le staccato, comme les cris d’orgasmes retentissant de part et d’autre de l’oeuvre. Ces mélodies qui s’interrompent brusquement éveillent le spectateur à la qualité fragmentaire de la diégèse. Elles insistent sur la force dramatique des pires moments de détresse de Watanabe. Et puisqu’elles habitent le film par des reprises musicales (notamment une interprétation de « Norwegian Wood ») tout comme elles soulignent l’élan des révoltes étudiantes, leur dernière « attaque » contre Watanabe (qui aura en fait, toujours eu peur de réentendre la fameuse chanson, par peur qu’elle ne déterre de nouveau cette histoire) se produit lorsqu’il fait son deuil de Naomi. Isolé du monde dans une séquence hallucinatoire au bord du Pacifique, notre héros dépressif est recroquevillé et tente de crier plus fort que les vagues, que la nature qui ne sait que se porter indifférente face à son chagrin. Contre les violons de la bande sonore, Watanabe n’a aucune chance. Ils assaillent sa conscience de la même force surnaturelle que ces ondes de choc océaniques s’écrasant contre les falaises. En ayant aimé Naomi, puis Kizuki, le jeune Japonais s’est vu dépossédé du monde, exclu de celui-ci. Ses souvenirs lui sont à présent interdits, car trop pénibles.

Comme souvent chez Murakami, le réconfort est impossible, car de l’impossibilité de cette ballade du titre, nous en retenons finalement l’incapacité humaine à faire la paix avec soi-même. Watanabe souhaiterait se diviser - avoir la vie qu’il devrait mener par devoir (prendre soin de Naomi) tout en jouissant d’une vie romantique (avec Kizuki) -, mais la conclusion tragique du récit maintient que l’existence n’est pas comme dans un livre, comme dans un film. Elle se déroule sur un seul plan, pas deux. Les flashbacks sont des stratégies du récit, les ellipses aussi. C’est dans le processus de réminiscence, celui de cette répétition douloureuse, où le héros nous racontant sa propre vie rend intelligible ce double triangle amoureux qui aura causé la perte de ceux qu’il aimait. Prenant du recul, il a failli tomber à la renverse dans l’abîme. La balade de l’impossible porte exactement sur ce petit instant où les pieds tanguent, où les bras nagent dans l’air et où, à moitié dans la mort, le corps et l’esprit parviennent in extremis à retomber sur terre.
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Critique publiée le 3 février 2012.