WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Hugo (2011)
Martin Scorsese

Il était une fois le cinéma...

Par Mathieu Li-Goyette
Il faisait noir, des images d’Harold Lloyd défilaient, puis de Louise Brooks, de Keaton, de l’expressionnisme, de Chaplin, et même de Griffith. L’arrivée à une fameuse gare de Ciotat, la sortie d’une usine. Les images apparaissaient comme dans un vieil album souvenir qui était resté fermé depuis trop longtemps. Parce que ces images étaient mises dans le contexte d’une chasse au trésor et que ce qui les entourait s’était éjecté de l’écran par une 3D que l’on n’avait jamais vue à ce point perfectionnée, les enfants tendaient les mains vers les écrans, prenaient peur devant l’arrivée d’une locomotive comme, il y a 115 ans, des spectateurs eurent peur de l’invention des Lumière. L’émerveillement premier présenté par la plus fine pointe de la technologie, la première histoire d’un auteur de cinéma (celle de Méliès) racontée aux plus jeunes spectateurs du monde, Hugo est à la fois un film sur l’enfance et sur l’enfance de l’art, une oeuvre sur l’Histoire du cinéma, mais aussi sur son historiographie, sur l’importance de sa préservation et sur les peines et les joies de la pellicule à travers le temps. Scorsese y a compressé le cinéma tout entier - du moins, tout ce qu’il me paraît important, dans sa technique et son matériau, d’en retenir - pour le présenter à une nouvelle génération. C’est une usine à cinéphiles, à regards n’ayant d’autre espoir que celui de communiquer un amour du cinéma et une conscience aiguë de ses particularités et des dangers auxquels il fait face.

Irréel pour les plus avertis, fantaisiste pour les nouveaux venus, l’effet de Hugo se reçoit par sa lecture la plus primaire, celle d’une histoire classique pour enfants. Hugo est un petit bonhomme caché derrière les horloges de la gare Montparnasse où Georges Méliès (Ben Kingsley), en fin de vie, passe le plus clair de ses journées à vendre des jouets à des passants désintéressés. Le magicien déchu a renié son ancienne réputation au point où il interdit à sa petite fille d’aller perdre son temps dans les grandes salles obscures. La rencontre des trois personnages et l’enquête des enfants pour découvrir l’identité cachée du magicien s’accompagnera de la rencontre avec un historien du cinéma qui, jubilant de découvrir que le maître n’était pas mort comme tous le croyaient, organisera la recherche de ses films, les fameuses fééries de Méliès, dans le but de les restaurer et d’en faire une rétrospective organisée par l’industrie - comme le cinéaste le fait avec sa Film Foundation. Si le génie de Scorsese consiste à raconter une histoire de cinéma comme s’il réalisait le dernier des films familiaux, c’est aussi sa manière de mettre en abîme l’évolution du médium et de sa perception qui s’avère d’une intelligence rare.

Méliès avoue avoir été rejeté après la Grande Guerre suite à la désillusion généralisée des hommes revenus du front. Sa déchéance renvoie à l’ascension d’Hugo vers un imaginaire qu’il a toujours cherché (son père, un Jude Law peu présent, est mort en lui laissant un automate brisé). En réparant le petit robot, le héros découvre l’identité secrète du vendeur de jouets et se crée une obsession qui est celle de la foi dans le récit comme sauveur du quotidien et de la machine qui l’obsède comme le prolongement d’une volonté humaine de comprendre la magie. Lorsqu’il se réveille en sueur en s’imaginant enfant-robot, Hugo voit son organisme comme une machine parce qu’il confond l’automate avec son père et qu’en le réparant, en comprenant ses mécanismes, il créera la fantaisie nécessaire à sa résurrection. Conte de Pinocchio raconté à l’envers, Hugo propose un rayon x des préoccupations des spectateurs, des quêtes de récit dans un monde dont la fantaisie, comme les fééries de Méliès, fut délaissée au profit d’un réalisme cru. Hugo cherche le cinéma, veut le cinéma dans ce qu’il peut représenter pour un enfant, soit sa « magie » au sens le plus cliché, mais aussi le moins intellectuel du terme. Il nous replonge à cette époque où il s’écrivait des théories sur le « ciné-oeil », où il était l’« art total » parce qu’il n’y avait rien de plus merveilleux. Ce choc premier motive chacun des plans du film, cette volonté de créer de l’émoi et de réinventer le langage grâce à une profondeur de champ accrue et décollée du fond. Quelques plans - celui montrant le visage de Sacha Baron Cohen sortir de l’écran, l’accident de la locomotive, les plans-séquences - demeureront des exemples en matière d’utilisation de la technologie. Avec Hugo, Scorsese cherche à trier les images superflues et à refaire du cinéma cet « art total », d’en refaire une « première fois » où l’on serait berné à nouveau.

Il réinvente donc son propre style en se pliant à une nouvelle manière de découper l’espace; en jouant de panoramiques perpendiculaires, en découpant ses déplacements en figures cubiques, la 3D lui permet d’accroître la vitesse et l’immersion en dépliant d’un seul trait les profondeurs que l’on superposait auparavant dans une tradition picturale atmosphérique (de De Vinci à Welles). À cette synergie, Scorsese ajoute une obligation au jeune spectateur : voir les films de Méliès. L’objet de la quête d’Hugo étant de voir ces films, cet objectif devient celui du spectateur et sert d’alibi à une leçon sur les fondements du cinéma. On verra ainsi, en flashback, comment Méliès travaillait ses trucs, comment le montage permettait de faire disparaître instantanément des créatures de l’espace où comment un aquarium placé devant l’objectif pouvait donner l’impression d’une scène filmée sous la mer. En nous faisant voir ces trucages alors qu’Hugo s’efforce à comprendre d’autres mécanismes durant la première partie du récit, Scorsese ouvre une boîte de Pandore qui aurait pu s’avérer d’une aridité pédagogique gênante.

Mais le rythme de son style le sauve en faisant débouler, à partir du deuxième acte, un film moins ancré dans le quotidien d’une gare dont les figurants et les personnages secondaires en carton-pâte laissaient présager un cliché nostalgique. Le scénario de John Logan (The Aviator) à partir d’un roman de Brian Selznick convainc enfin par des répliques bonaces et faciles. À l’usure, l’univers absorbe les plus vieux, les plus sérieux, parce que tout y paraît simple et évident : il fallait un film sur l’histoire du cinéma fait par Scorsese, car il était le seul à pouvoir le faire pour que la démarche compte, pour que la passion qui s’en dégage ait l’impact désiré. « A Martin Scorsese picture » veut dire beaucoup. Des entrées, une couverture médiatique, une sortie mondiale comme Hollywood le permet. Restaurer des films est une chose. Attirer des millions d’enfants pour voir Le voyage à la Lune en est une autre.

C’est le plus bel alibi qui soit pour parler de l’avenir du cinéma et l’un des véritables cadeaux qu’il fallait pour convaincre ceux qui n’écoutent pas les cinéphiles, ces rats de pellicules intimidants, voire prétentieux, que trop souvent le cinéma souffre d’un malentendu qui aggrave son cas; une suite d’erreurs et de mauvaises manipulation qui lui subtiliseront sa pellicule et sa grandeur. D’en avoir fait un conte pour enfants où les citations littérales font place à des surimpressions et des trucages vétustes cohabitant avec la 3D, de voir un bambin sursauter pas trop loin de nous quand le cowboy de Porter tire sur l’écran, de prendre conscience, en voyant des gens être émus par des images d’il y a un siècle, répète et rend encore plus important le rôle de Scorsese, une mémoire de l’art dont la générosité passionnée aura rarement été si désarmante.
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Critique publiée le 23 novembre 2011.