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You Will Meet a Tall Dark Stranger (2010)
Woody Allen

Le charme rassurant du rendez-vous récurrent

Par Alexandre Fontaine Rousseau
Ah, Woody Allen. Apothéose du réconfort filmique pour individualiste névrosé. Quintessence de la redondance appréciable. Éternel rendez-vous (généralement automnal) duquel on se départirait difficilement, le nouveau Woody annuel est devenu un véritable rituel cinéphile. Bon ou mauvais, il nous rassure par sa relecture de problématiques familières, dont une en particulier qui demeure sa plus grande obsession (et la nôtre aussi) : l'amour. À la sortie en 2008 de l'imbuvable Vicky Cristina Barcelona, je m'étais inquiété quant à la détérioration possiblement irrémédiable de cette relation. Woody y semblait cette fois vraiment vieux, indifférent aux nuances de la mise en scène, filmant grossièrement ses fantasmes prévisibles devant des paysages de cartes postales horriblement faux. À ce moment, et pour la toute première fois, je me suis dit que c'était peut-être véritablement la fin. Heureusement, la sortie différée en Amérique du Nord de l'impressionnant Cassandra's Dream, réalisé avant la pénible escapade espagnole de l'auteur, et le ludique Whatever Works de 2009 surent me rassurer quant à son état de santé. You Will Meet a Tall Dark Stranger, sans surprendre ou se démarquer de manière tout à fait exceptionnelle dans sa titanesque filmographie, fournit un autre indice que le cinéaste n'a pas encore essoufflé les possibilités de son univers.

Les personnages de ce You Will Meet a Tall Dark Stranger sont inévitablement des variantes sur les archétypes auxquels nous avons été habitués au fil de son oeuvre. Fidèle à son habitude, c'est là, vous l'aurez remarqué, la ligne directrice de ce texte, Allen nous présente une galerie d'esprits romantiques, des individus cultivés et torturés (l'un, chez lui, ne va pas sans l'autre) ne sachant pas trop quoi espérer de la vie et tenaillés par l'idée que la mort peut frapper à tout moment. Josh Brolin incarne un auteur en panne d'inspiration, craignant à juste titre que son prochain roman ne soit pas à la hauteur de celui qui l'a fait connaître. Naomi Watts, à qui il est marié, se sent prisonnière de leur union usée par le passage des années. La mère et le père de celle-ci, récemment divorcés, tentent tant bien que mal de refaire leur vie, chacun à sa manière : elle cultive une idylle avec les sciences occultes, tandis qu'il se complaît dans une relation vide avec une plantureuse prostituée. Ils triomphent ainsi sur leur crainte profonde de la grande faucheuse : il s'imagine une jeunesse qu'il n'a plus, tandis qu'elle s'invente des vies antérieures et une potentielle immortalité. Son matérialisme et sa spiritualité, apparemment opposés, se rejoignent ainsi par le triste biais de leur raison d'être. Tous deux se débattent contre la vie.

Difficile de situer cette oeuvre, entre comédie et tragédie, dans un camp ou dans l'autre. La finesse de son cynisme est à la fois drôle et poignante, Allen comprenant que les rouages de l'une fonctionne grâce aux embûches de l'autre. Le choix est donc laissé au bon jugement du spectateur, le cinéaste refusant pour sa part de privilégier le rire ou les larmes dans une scène donnée. Les deux dimensions cohabitent au sein de chaque ironie du sort, sur laquelle s'édifie un revirement dramatique, comme deux faces intrinsèquement liées de cette vie qui inspire l'art. Allen, de plus en plus à l'aise avec son penchant moraliste, tend de plus en plus à ancrer son écriture à même la logique implacable de cette morale. En ce sens, il fait preuve d'une véritable maîtrise, celle de l'homme intelligent qui refuse de tourner cette qualité en spectacle; honorable retenue qui fait de ce You Will Meet a Tall Dark Stranger une oeuvre impressionnante a posteriori, lorsque la richesse de sa finale ouverte a eu le temps de germer dans notre esprit, révélant par cette cohabitation la complexe beauté de ses ambiguïtés. Aucune réponse ne nous est donnée, quant au sort en suspens des personnages ou quant au sens de la vie, et l'épilogue que propose Allen est en quelque sorte narquois par son caractère fondamentalement incomplet.

Certains accuseront sans doute le cinéaste d'avoir composé ce plus récent opus à l'aide de fragments des précédents, de réassembler et de reconfigurer le vieux au lieu de créer du neuf. L'observation n'est pas fausse. Mais ce serait là juger l'oeuvre selon cette maladie de l'esprit qui voit en la réinvention constante la seule légitimation possible des entreprises artistiques. Allen, au contraire, a fait de cette continuité l'une de ses plus admirables qualités au fil des décennies. Il continue, avec une intégrité admirable à l'égard de ses propres certitudes, de faire son cinéma de romancier. Woody Allen confronte ses personnages à des dilemmes moraux, explorant les conséquences de leurs décisions avec un doigté que l'on pourrait qualifier d'humour, et aime bien rappeler au public que comme l'avait dit Shakespeare : « la vie est une histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur et qui ne signifie rien. » Changer, à ce point dans sa vie, sa filmographie, serait l'aveu d'un regret, d'un échec. Nous n'espérons de ces rendez-vous récurrents qu'un peu de réconfort, par le plaisir et la douleur, face à la douce amertume de cette existence dont Allen, à défaut d'avoir élucidé les mystères, a depuis longtemps compris la logique. You Will Meet a Tall Dark Stranger fut en ce sens un plaisant rendez-vous, en attendant le prochain.
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Critique publiée le 30 octobre 2010.