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Sanjuro (1962)
Akira Kurosawa

La réforme du tueur

Par Alexandre Fontaine Rousseau
Le succès remarquable de Yojimbo en 1961 précipite la mise en chantier d’une suite, Sanjuro, qui sortira l’année suivante afin de combler la demande populaire et, du même coup, les producteurs. Kurosawa réorganise un scénario déjà entamé afin d’y intégrer son protagoniste, devenu célèbre. Cette fois, le film porte par conséquent le nom de son personnage principal. Son charisme indéniable, mélange de cynisme détaché et d’héroïsme pur, dominait déjà totalement Yojimbo. Mais, plus encore que le premier, le second volet de ses aventures sera un spectacle orchestré tout entier autour de Toshiro Mifune, de ses frasques comiques et de ses prouesses physiques. La distribution au grand complet sera du coup réduite au rôle de faire-valoir, servant essentiellement à la mise en scène des exploits de ce samouraï errant. Même l’antagoniste principal, interprété encore une fois par Tatsuya Nakadai, n’a qu’un rôle limité à jouer dans cet épisode. Nous sommes bien loin de cette généreuse galerie de malabars colorés, rencontrée l’année précédente.

Moins bien ficelé que son prédécesseur au scénario exemplaire, Sanjuro sera surtout pour Akira Kurosawa l’occasion de réformer un personnage de tueur professionnel qu’il avait peut-être excessivement glorifié lors de son premier passage au grand écran. À plusieurs égards, Yojimbo aura constitué un paroxysme de violence ludique dans la carrière de son auteur. Vaillant justicier d’un côté, Mifune y incarnait aussi un assassin sans remord plongé dans un univers où la vie humaine n’avait qu’une valeur limitée. Kurosawa y trouvait un parfait exutoire à ses plus sombres pulsions; son samouraï faisait le ménage au nom d’un humanisme désillusionné, écoeuré par les magouilles de l’Homme et par les travers de la société. À plusieurs égards, il s’agissait d’un vengeur sans pitié déguisé en héros comique. Dans Sanjuro, le cinéaste se donne pour mission de lui insuffler une conscience - d’en faire un véritable héros, digne de notre admiration.

Point d’ambiguïté morale, cette fois. Immédiatement, notre héros, qui se passe de présentation, se range du côté des justes persécutés ne sachant pas comment défendre leurs propres intérêts. D’emblée, l’histoire s’avère par conséquent beaucoup plus linéaire que dans Yojimbo, où quiproquos et renversements de situation menaient le bal. Mais c’est par la remise en question qu’il ose proposer de son personnage-titre que Sanjuro se distingue réellement du film précédent de Kurosawa. Suite à un sauvetage où, de manière expéditive, Mifune élimine comme à l’habitude quelques gardes se trouvant sur son chemin, une dame lui reproche ses méthodes meurtrières : les bonnes épées, lui dit-elle, sont celles qui savent rester dans leur fourreau. Ce sera, au bout du compte, la morale de cette histoire - l’idée qui guidera toujours en filigrane les actions de plus en plus mesurées de notre héros jusqu’à cette conclusion où, finalement, il semble avoir appris sa leçon.

Habile conteur, Kurosawa n’a aucune difficulté à capter notre attention : montage rythmé, cadrages soignés… La griffe du maître se reconnaît aisément et Sanjuro glisse d’une scène à l’autre sans anicroches, même s’il ne fait pas preuve de la même ingéniosité constante que son prédécesseur. Les touches d’humour s’y multiplient, Mifune affichant de manière théâtrale son irritation lorsque ses maladroits camarades commettent des erreurs qu’il s’efforce de réparer par de nouveaux morceaux de bravoure. Si Yojimbo dévoilait déjà le cinéaste en mode populaire, voire populiste, Sanjuro est à ne pas s’y méprendre encore plus « léger » que celui-ci; la recette ayant marché des Sept samouraïs à Yojimbo en passant par La forteresse cachée, il ne reste plus qu’à l’appliquer avec savoir-faire pour avoir un succès assuré entre les mains. L’alternance d’humour et d’action est presque mathématique, et les habituelles simagrées de Mifune provoquent toujours l’effet escompté.

Si ce n’était du dernier tiers du film, on pourrait accuser ce Sanjuro de frôler le pilote automatique. Heureusement, Kurosawa nous réserve une finale tout à fait géniale au cours de laquelle la beauté de ses images est mise au service d’une narration endiablée. Le reste ne constitue en bout de ligne qu’un prologue amusant à ce véritable tour de force, qui restera pour sa part gravé dans nos mémoires bien après la fin de la projection. Mifune, capturé, doit donner le signal d’attaquer à ses alliés; pour ce faire, il manipulera ses adversaires, qui seront dupés grâce à une série de coïncidences orchestrées avec brio par le réalisateur. Cette séquence du jardin de camélias s’avère le premier grand moment du film, le second étant le duel final (explosif, c’est le cas de le dire) entre Nakadai et Mifune; un combat dans lequel Mifune s’engage à reculons, ayant enfin appris la valeur de la vie que l’on a cherché à lui inculquer tout au long du film.

Comme la plupart des suites, Sanjuro prend pour acquis l’enthousiasme du public ainsi que sa sympathie pour le héros effectuant un retour à l’écran. Projet facile, truffé de raccourcis, mais qui n’est pas dépourvu de sa forme particulière de plaisir cinématographique. Yojimbo n’était après tout qu’un film d’aventure sans prétention, et ce Sanjuro se contente de satisfaire une fois de plus notre soif d’évasion. Dans les années subséquentes, Akira Kurosawa cherchera plus que jamais à se détacher du genre l’ayant rendu célèbre : ses films historiques deviendront des fresques épiques, et ses films contemporains s’efforceront de poser un regard plus personnel sur le monde. Mais ne nions pas le plaisir que procure cette ultime incursion d’un maître incontestable du septième art dans le registre du divertissement costumé, rondement mené et sans arrière-pensée.
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Critique publiée le 26 août 2010.