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Roche papier ciseaux (2013)
Yan Lanouette Turgeon

L'impasse

Par Jean-François Vandeuren
Le problème avec la majorité des films québécois ayant tenté de flirter avec un certain cinéma de genre - et donc de s’éloigner un tant soit peu du moule traditionnel du drame (familial) et de la comédie - découle généralement d’un cruel manque de vision. Le spectateur le plus généreux se retrouvait dès lors confronté à des exercices de style inaboutis, prenant la forme de vagues copies de ce que les Américains faisaient déjà beaucoup mieux - même dans les pires cas -, exécutées avec une absence de souffle artistique allant bien au-delà du manque de moyens et accumulant les faux pas à un rythme souvent alarmant. Avec de tels antécédents, nous ne pouvions qu’avoir notre lot de réticences face à une proposition comme Roche papier ciseaux, premier long métrage du réalisateur Yan Lanouette Turgeon. Mais au-delà d’un scénario récupérant, certes, sa part d’idées de titres avec lesquels nous tisserons automatiquement des liens dès leur apparition à l’écran et de quelques décisions un peu plus houleuses sur le plan de la forme, nous percevons bien tout le soin ayant été accordée à un traitement narratif et dramatique se révélant au final aussi efficace que pertinent. Une perspicacité qui aura permis au récit imaginé par Turgeon et son acolyte André Gulluni, qui, sur papier, semblait déjà posséder une longueur d’avance sur nombre de projets développés par leurs compatriotes, de demeurer digne d’intérêt une fois déployé à l’écran. Roche papier ciseaux ne réinvente évidemment pas la roue, mais présente une intrigue suffisamment bien huilée pour permettre au nouveau venu de mettre en valeur ses plus grandes forces et faire oublier certaines de ses faiblesses les plus apparentes.

Turgeon et Gulluni diviseront d’abord leur récit en trois parties distinctes, situant chacune d’entre elles à différents intervalles d’une même ligne du temps tout en les faisant lentement progresser vers une seule et inévitable conclusion. Le duo nous introduira d’abord à Boucane (Samian), un jeune autochtone qui, en route vers Montréal, fera la rencontre de Normand (Roger Léger). Ce dernier acceptera de faire monter Boucane à bord de sa camionnette à condition que celui-ci prenne le volant jusqu’à la ville, où Normand doit livrer un important colis à des hommes d’affaires chinois dont les activités ne sont visiblement pas totalement légitimes. Ce sera ensuite au tour de Lorenzo (Remo Girone) de faire son entrée, lui qui fouille tous les jours dans les poubelles à la recherche de ferraille et de canettes vides à revendre pour financer un dernier voyage vers le village de son Italie natale où sa femme mourante désire être enterrée. Ce dernier se verra offrir par l’un de ces individus une opportunité d’arriver plus rapidement à ses fins en prenant part à une soirée n’étant pas sans rappeler celle qui était organisée dans le 13 Tzameti de Géla Babluani. Puis, finalement, nous ferons la rencontre de Vincent (Roy Dupuis), un médecin devant opérer clandestinement pour l’organisation afin de repayer de vieilles dettes. Roche papier ciseaux nous fait ainsi suivre les destins respectifs de personnages pris dans les griffes d’un clan marchandant sa générosité à gros prix. Le réalisateur parviendra d’ailleurs sans problème à nous faire ressentir tout le poids pesant de plus en plus sur la conscience de ces hommes qui aimeraient enfin apercevoir la lumière au bout du tunnel, nous renvoyant à cette vieille leçon dictant que si une chose semble trop belle pour être vraie, c’est qu’elle ne l’est vraisemblablement pas.

C’est dans un tel contexte que cette éclipse lunaire dont le duo soulignera la tenue prochaine au début de chaque sous-intrigue - et sur laquelle il reviendra périodiquement par la suite - s'annoncera de plus en plus comme le point tournant devant mener à une ère de changement - pour le meilleur ou pour le pire - pour tous ces personnages se retrouvant à une extrémité ou l’autre des ficelles tirées. Les gestes posés par un homme qui n’était pas forcément au courant de l’existence d’un autre jusqu’ici finiront ainsi par avoir une incidence directe sur la suite du parcours de ce dernier. Si le cinéaste devra alors jongler avec des événements qui, d’ordinaire, auraient pu facilement prendre la forme de vulgaires hasards, ceux-ci s’inscrivent ici dans une logique scénaristique où cette entraide un peu fortuite deviendra la seule porte de sortie pour des pantins qui, autrement, ne faisaient tout simplement pas le poids face à leur marionnettiste. Évidemment, le problème le plus récurent de ce genre d’initiatives se situe généralement au niveau du montage et de la façon comme la récurrence auxquelles s’entrecroisent les différents segments de l’intrigue, l’importance accordée à l’un par rapport à un autre pouvant alors nous donner l’impression d’avoir affaire à une oeuvre incomplète, voire mal développée. Mais il n’en est fort heureusement rien ici alors que Turgeon aura su particulièrement bien gérer les transitions entre chaque partie en parvenant toujours à insérer ses points de suspension au moment le plus logique et significatif. Des talents de narrateur que le cinéaste aura su mettre à profit sans continuellement chercher à surstimuler le spectateur, s’assurant simplement de faire le nécessaire pour que son film puisse demeurer fonctionnel et captivant jusqu’à la fin.

La réussite de Roche papier ciseaux découle ainsi de la manière on ne peut plus sobre, mais néanmoins sentie et appuyée, dont est abordé l’ensemble des drames qu’il met en scène. Le tout en tirant profit des quelques pointes d’humour d’usage ayant pour objectif d’humaniser davantage les principaux concernés et d’éviter que le projet ne s’effondre sous le poids d’une rigidité qui aurait pu vite devenir contraignante. Turgeon est d’ailleurs épaulé à l’écran par les membres d’une distribution étonnamment hétéroclite, lesquels offrent tous une prestation aussi juste qu’effective. Bref, plutôt que d’y aller d’innombrables coups de théâtre ou de tenter de faire plus de bruit que ce qui est nécessaire, Roche papier ciseaux laisse plutôt paraître les qualités d’une démarche réfléchie et articulée. Nous ne nous étonnerons évidemment pas de voir surgir à l’occasion certaines manies du temps consacré par Turgeon à la réalisation de courts métrages, rendant soudainement ses élans beaucoup moins spontanés et naturels. La réalisation du Québécois demeure néanmoins apte à créer les effets comme les atmosphères désirés, aptitude tout de même indispensable à la réussite d’un exercice cherchant à véhiculer une charge émotionnelle aussi significative - et hétérogène. Il sera dès lors beaucoup plus facile de passer par-dessus certains accrochages, dont la bande originale des plus inégales de Ramachandra Borcar, laquelle peut autant se révéler parfaitement nuancée que tomber subitement dans la pire des caricatures - on pense à cette utilisation répétée du bon vieux cri de l’aigle pour relever les accents plus westerniens du récit. Grâce à un scénario et une mise en scène élaborés avec patience et savoir-faire, Roche papier ciseaux s’impose comme un drame parvenant à gérer ses influences extérieures d’une manière étonnamment allumée, réussissant du coup à sortir un certain pan du cinéma québécois de sa torpeur, et ce, avec une modestie et une économie de moyens qui méritent d’être soulignées.
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Critique publiée le 21 février 2013.