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Fish Story (2009)
Yoshihiro Nakamura

La banalité de l'extraordinaire

Par Alexandre Fontaine Rousseau
L'Histoire du rock est truffée d'anecdotes insolites, de hasards qui font bien les choses. Le fameux son de basse de Walk on the Wild Side, de Lou Reed, fut obtenu en croisant une basse électrique et une contrebasse. Le musicien qui a eu l'idée pensait simplement à être payé deux fois. La mythique batterie du When the Levee Breaks de Led Zeppelin résonne ainsi parce que l'instrument de John Bonham a été placé au bas d'une cage d'escalier. Insulté par un membre du public le 17 mai 1966, Bob Dylan se retourne vers son groupe et glisse l'ordre « play it fucking loud » avant de se lancer dans la plus mémorable des versions de Like a Rolling Stone. Les choses arrivent. Ce ne sont pas des événements planifiés : l'intensité surnaturelle de Kim Gordon sur 'Cross the Breeze, de Sonic Youth, l'intonation bileuse de Johnny Rotten sur Anarchy in the UK, les derniers hurlements désespérés de Kurt Cobain sur Rape Me… Autant de moments imprévisibles, captés sur le vif, qui font du rock cette force vitale qu'il demeure deux ou trois morts annoncées plus tard.

Fish Story, du cinéaste japonais Yoshihiro Nakamura, n'est pas un film sur le rock. C'est une fable sur cette qualité mystique, cette dimension intangible de l'existence qu'il permet parfois de mettre en évidence. On pourrait affirmer qu'il s'agit d'une oeuvre iconoclaste, d'une bizarrerie. Mais le Japon, depuis longtemps, nous a habitués à ce genre de cinéma de l'excentricité. Ce lyrisme de l'étrange est presque devenu un style officiel s'appuyant sur l'éclatement narratif, de même que sur une mise en scène qui transforme l'extraordinaire en fait commun. Comme si la meilleure manière de souligner la magie était justement de l'intégrer au flot du quotidien. Dans le jargon actuel, Fish Story est un exemple du « film choral », où les liens entre différentes pièces en apparence détachées dévoilent progressivement leur interdépendance. Mais l'étiquette semble ici un brin réductrice.

Nous sommes en 2012. Une comète se dirige à toute vitesse vers la Terre. L'opération Armageddon a échoué. Bruce Willis ne sauvera pas le monde. Dans cinq heures, c'est la fin des temps. Dans un magasin de disques, un commis fait écouter à son dernier client le disque d'un obscur groupe punk japonais, sortit en 1975. « Un an avant les Sex Pistols », prend-t-il soin de souligner. Premier passage vers le passé : en studio, Gerikin enregistre la chanson qui donne au film son titre. Le moment est parfait, la prise irréprochable. Petit à petit, un casse-tête est monté autour de cette pièce. En 1982, on apprend qu'elle contient un mystérieux silence d'une minute. La rumeur court comme quoi ceux qui possèdent un sixième sens peuvent entendre, durant cet étrange intervalle, le hurlement d'une femme. En 2012, le disquaire croit que la chanson pourra peut-être sauver le monde. C'est l'histoire de ce silence, mais aussi de cet espoir en apparence absurde, que nous racontera Nakamura par l'entremise d'un fluide mouvement entre les époques.

Dire de Fish Story qu'il s'agit d'un croisement entre une multitude de genres ne rendrait pas justice à l'originalité de sa démarche. Ce serait résumer son charme à un argument de vente. L'oeuvre, adaptée d'un roman de Kotaro Isaka, emprunte, certes, au film catastrophe, au thriller fantastique, aux histoires de super-héros et à la biographie rock. Mais ce n'est jamais dans l'optique de créer un « mélange » accrocheur, comme le font plusieurs longs-métrages à l'excentricité calculée. Le processus est plus organique qu'intéressé chez Nakamura, dont l'éclectisme cool évoque le flegme de Jarmusch plus que le sens du collage hyperactif commun parmi ses compatriotes. C'est ainsi que, tout en s'inscrivant dans une certaine tendance du cinéma japonais contemporain, Fish Story arrive à tirer son épingle du jeu; une certaine retenue caractérise le ton de ce film qui, pourtant, traite d'une foule de sujets excessifs. Qu'un film parlant de fin du monde, de champions de la justice et d'enregistrements punk occultes puisse être qualifié de « retenu » tient, vous en conviendrez, de l'exploit.

Cette réussite repose en bonne partie sur le fait que Nakamura, au lieu de présenter des événements extraordinaires en utilisant ses personnages, place ses personnages au coeur d'événements extraordinaires. Il évite ainsi certains pièges de la fabrication narrative pour atteindre une forme étonnante de sincérité. Le même constat s'impose quant aux allers-retours temporels, qui se font entre pas moins de cinq époques différentes de manière toujours très limpide et cohérente. On ne peut malheureusement pas en dire autant de la conclusion, sorte de vidéoclip monté pour résumer en l'espace d'une chanson l'incroyable histoire qui vient de nous être racontée autrement plus habilement. Cet épilogue maladroit ne vient pas gâcher ce qui a précédé, mais s'avère quasiment superflu; et on aurait apprécié que les quelques révélations s'y trouvant soient intégrées avec un peu plus de doigté au corps du film.

N'empêche que Fish Story, avec un constant humour, arrive à investir d'un sens tangible cette série un brin décousue d'histoires farfelues. Ce n'est pas la première fois qu'on nous fait le coup du battement d'aile d'un papillon provoquant une tempête, de la banalité de l'extraordinaire et des vertus de l'espoir. Mais la naïveté du film de Yoshihiro Nakamura s'avère somme toute attachante et sa morale finalement moins sommaire que ne le laissait entendre sa mise en situation binaire opposant l'optimisme au nihilisme. Non, une chanson rock ne peut pas sauver le monde de la dévastation. Mais elle n'est pas dépourvue d'impact sur l'univers. L'Homme est encore maître de sa destinée, tributaire de ses actions, et la magie dans Fish Story est le caractère de l'incroyable accompli plutôt qu'une matérialisation du surnaturel à même le réel. Il arrive à l'improbable de se produire. Le rock nous l'a déjà prouvé et Fish Story le répète avec esprit et inventivité.
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Critique publiée le 24 juillet 2010.