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Cloud (2024)
Kiyoshi Kurosawa

Imaginer la fin du monde

Par Sylvain Lavallée

Une jeunesse japonaise désœuvrée, un récit de vengeance, des décors industriels vides, beaucoup de personnes penchées sur des écrans d’ordinateur : il est aisé de reconnaître Kiyoshi Kurosawa dans son dernier film. Avec ce personnage de revendeur, Yoshii (interprété avec l’apathie attendue par Masaki Suda), qui tente de s’enrichir par des arnaques en ligne, le cinéaste trouve un sujet parfait pour redéployer ses préoccupations et nous brosser un autre portrait accablant du capitalisme moderne. L’idée, assez simple, c’est que plus rien n’a de valeur (affective, morale) aux yeux de ce protagoniste obsédé par la valeur (monétaire), qui semble très peu concerné par l’utilité ou la qualité de ce qu’il revend. Dans la première scène, nous le voyons négocier pour acheter tout le stock, directement au fabricant, d’une sorte de machine thérapeutique « miraculeuse », qu’il pourra ensuite mettre en ligne, pour beaucoup plus cher. Nous ne savons rien vraiment sur cet objet, ni s’il fonctionne, et Yoshii ne s’y intéresse pas non plus : seul lui importe le prix d’achat et de vente, alors que la mise en scène guette ses réactions face à ces fluctuations.

Nous suivons ainsi le personnage dans ses activités de plus en plus lucratives : il quitte son emploi en usine et déménage hors de la ville, dans une maison où il peut mieux entreposer ses marchandises, puis il engage un assistant, Sano (Daiken Okudaira) pour l’aider à repérer les aubaines et les manigances possibles. Mais Yoshii demeure froid, jusque dans sa relation avec son amoureuse, Akiko (Kotone Furukawa), et la seule émotion qu’il semble éprouver c’est l’inquiétude quand il fixe son écran, à attendre de voir si ses produits trouveront de nouveaux acheteurs. Il en devient anxieux, conscient au moins qu’il est en train de flouer ses clients, tout en se demandant, imagine-t-on, jusqu’où il peut aller. Le personnage est énigmatique, mais la mise en scène aussi reste distante, contrairement aux films de Kurosawa du début du millénaire qui traitaient de sujets similaires (Pulse [2001] et Bright Future [2003] notamment), et qui démontraient une empathie envers leurs adolescent·e·s désaffecté·e·s : le détachement appartenait aux protagonistes plus qu’au cinéaste, qui en tirait une atmosphère d’angoisse existentielle des plus prenantes. Ici, le film semble vide même de ce désespoir, dans ce monde de surface où la seule chose à laquelle on peut se rattacher sont les chiffres en baisse ou en hausse d’un portefeuille virtuel.

Cela dit, c’est encore là où Kurosawa est à son meilleur, quand il se centre sur la performance de son acteur (remarquable), sur son visage renfermé que la caméra scrute pour en déceler le moindre mouvement. Le sentiment d’aliénation se voit amplifié par la mise en scène, quand la tension monte peu à peu sans que nous sachions s’il y a réellement un danger ou s’il s’agit simplement d’une paranoïa : comme souvent chez ce cinéaste, il n’y a rien de plus angoissant que le vide dans les plans d’ensemble, comme s’il s’y cachait nécessairement une présence invisible, insidieuse. Mais cette fois, nous nous doutons bien de la forme que prendra la menace, lorsque de nouveaux personnages sont introduits tranquillement, à chercher des informations sur Yoshii en se plaignant d’avoir été bernés… jusqu’à ce qu’ils décident de se venger, le film changeant alors brusquement de registre. Du quotidien morne nous passons à de longues scènes de poursuites et de fusillades, mais dénuées de réel suspense (c’est l’intention) tant les personnages nous sont indifférents : il est difficile autant de s’attacher à Yoshii, que nous suivons plus avec curiosité, qu’à ses agresseurs, dont les moyens employés sont démesurés par rapport à la faute commise. Il y a toujours pire, semble dire Cloud par la surenchère, alors que les fusils matérialisent la violence intrinsèque aux transactions de Yoshii en la retournant vers lui.



[Nikkatsu]
 

C’est dans cette deuxième partie que l’intérêt se dissipe peu à peu : certes, Kurosawa possède encore son sens de l’espace et sa capacité à dégager des notes surréalistes de ses décors en ruine dans lesquels les personnages s’entretuent, mais le cynisme et l’ironie apparaissent si programmés qu’il en émane surtout une certaine paresse, d’autant plus que cette violence prend une forme prévisible et que le film perd alors de son mystère et de sa puissance d’évocation, en étirant longuement une confrontation somme toute assez sage. Du moins jusqu’à un épilogue flirtant avec le surnaturel, allant jusqu’au bout de la logique apocalyptique de la proposition, mais même cette idée assez intrigante tombe un peu à plat tant cela ne fait que souligner un propos déjà évident sur la cruauté et la déshumanisation de l’hypercapitalisme. Il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme, on le sait aujourd’hui, l’idée est pratiquement devenue une rengaine, et en effet Cloud se ressent bien comme une répétition, une insistance plus qu’un dialogue entre les parties ou une progression dramatique vers cette fin du monde (celui-ci est éteint dès la première image). En fait, c’est tout Cloud qui répète ce que le cinéaste a mieux fait avant, avec cette fois moins d’inventivité visuelle (certaines images de Cure [1997], de Pulse ou même d’un film moins réussi comme Retribution [2006] me hantent encore, mais peu me reste de ce dernier opus), et malgré les changements de direction au scénario, tout est joué sur le même ton de détachement affectif, avec un brin d’humour noir. Peut-être est-ce trop exigeant, d’attendre un nouveau Pulse de la part de Kurosawa, mais pour un cinéaste ayant déjà démontré amplement d’imagination en matière de mise en scène de fin du monde, ce Cloud, sans être raté, apparaît plutôt banal.

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Critique publiée le 23 juillet 2025.