Alexis Langlois se paie la traite avec cette production musicale chatoyante, ce grand collimage pailleté aux reflets éblouissants qui sert de canevas pour l’histoire d’amour épique entre deux divas. C’est un plaisir coupable, à n’en pas douter, qui sous le couvert d’une parodie du monde du spectacle, embrasse toute l’iconographie de la culture pop, de ses plus kitsch artéfacts (cartables recouverts de gemmes en plastique et autres coussins roses aux motifs de papillons) jusqu’aux chorégraphies les plus aliénantes d’adolescentes aguicheuses, transformant une romance de tabloïde en drame shakespearien, mais aussi en ode à la collaboration créative [1]. En fait, il serait sans doute plus constructif d’évoquer ici une « tension » entre l’abandon délibéré aux poncifs de la chanson industrielle et leur rejet au nom d’une logique punk d’émancipation queer. Pour peu qu’on lui soit sympathique, qu’on accepte la légitimité de son esthétique « glittercore » [2] et les frasques adolescentes qui caractérisent son scénario, Les Reines du drame s’envisage ainsi comme une réappropriation ludique de la culture pop. C’est l’occasion pour la cinéaste de dégager un discours sur l’idée de performance qui nourrit à la fois un idéal queer d’autodétermination et une réflexion méta sur l’art du spectacle. « Tout est faux, tout est pour le show », déclare l’une des protagonistes avec un sourire espiègle, évoquant une leçon qui s’applique simultanément aux stars de la chanson, au processus créatif de l’autrice et à l’idée de genre, qui s’effrite en filigrane.
Mimi Madamour (Louiza Aura) et Billie Kolher (Gio Ventura), deux jeunes chanteuses aux noms prédestinés pour la gloire, se rencontrent sur le plateau d’une émission de téléréalité musicale, réunies par leur passion commune pour une chanteuse punk des années 1980, Elie Moore (Mona Soyoc, chanteuse et guitariste du groupe cold wave KaS Product), dont l’image orne chacune de leurs poitrines. Malgré leurs origines et leurs looks diamétralement opposés (Mimi est une gouine bourgeoise refoulée aux allures d’ingénue tandis que Billie est une punk volatile qui chante sa haine du patriarcat et son amour des bikeuses dans des bars souterrains), elles tombent éperdument amoureuses. Aliénées par la gloire populaire soudaine de Mimi, et l’injonction à l’hétéronormativité qui sous-tend son succès commercial, elles finiront par s’entredéchirer, mais aussi par se retrouver, au fil d’une saga qui se déroule sur plus de 50 ans.
Mené par deux vedettes inconnues, mais extrêmement charismatiques, habitées par une énergie adolescente contagieuse, le film nous invite à partager les ressacs mélodramatiques d’une passion débridée entre deux personnalités incandescentes. Tout pour le show, pour la gloire d’une idée fantasmagorique de l’amour romantique qui ne semble toujours n’avoir sa place que sous les feux de la rampe. Alliant la douceur de l’étiquette bourgeoise à la fougue impérieuse d’une jeunesse rebelle, Aura nous émeut et nous inspire à la fois, évoquant tour à tour la vulnérabilité d’une enfant-vedette et la force d’une artiste accomplie. Impulsif et tempétueux, Ventura nous inspire quant à lui la pétulance et le sentimentalisme colérique des vedettes punk. Ielles crèvent l’écran, au sein d’une production baroque aux décors surchargés dont l’esthétique flamboyante, dans des teintes de bleu profond et de rouge sanguin, est auréolée d’éclats lumineux qui partout parsèment leur amour de reflets diamantés. Ielles se révèlent également comme de fabuleuses présences scéniques, performant à l’écran une série de numéros savamment orchestrés, élaborés avec l’aide de Yelle, Pierre Desprats, Louise Bsx et Rebeka Warrior, qui est aussi l’une des inspirations pour le personnage de Billie.
Aussi magnétiques soient les deux protagonistes, je dois néanmoins professer l’agacement que m’inspirait initialement le personnage d’influenceur·euse hystérique qui sert de narrateur·ice, SteevyShady (Bilal Hassani), qui devant sa webcam nous déclare son amour pour Mimi, et s’engage à raconter sa version biaisée de sa relation avec Billie. Or, c’était sans compter sur l’importance des jeux de miroir qui lient ici le réel à la fiction, qui puisent dans l’histoire personnelle d’Hassani, iel-même vedette d’une téléréalité musicale, iel-même praticien·ne d’une musique pop aux accents personnels, iel-même doté·e d’une identité fluide inspirée par le drag. Or, SteevyShady, c’est en quelque sorte l’âme du film. C’est à la fois la présence devant et derrière l’écran, l’abandon fanatique aux vedettes de la scène et la dénigration vénéneuse de ces mêmes vedettes, c’est une figure janusienne qui est toujours elle-même et une critique d’elle-même. C’est surtout une figure évolutive, qui change au gré du temps, passant d’adolescent maladroit aux broches scintillantes à « la plus grosse bitch des internets », évoquant une réinvention performative de soi qui tend vers l’autodétermination.
:: SteevyShady (Bilal Hassani) [Les Films du poisson / Wrong Men North / Faliro House Productions]
:: (À gauche) Mimi Madamour (Louiza Aura) et (au centre) Billie Kohler (Gio Ventura)
Les jeux de miroir constants, les fragmentations kaléidoscopiques du soi qui nourrissent le scénario nous rappellent sans cesse le fait que, dans le monde du showbiz, le soi est parfois un autre, mais que l’autre est aussi une part de soi, absorbée dans un processus généalogique mimétique. Calquée sur l’histoire de deux précurseures diégétiques, les chanteuses Elie Moore et Magalie Charmer (Asia Argento), la romance entre Mimi et Billie constitue elle-même un renvoi textuel, suggérant que l’identité s’inscrit d’abord dans les modèles. Cette vision rétrospective constitue d’ailleurs le propre d’une œuvre lourdement référentielle qui donne sans cesse à voir les connections entre le passé et le présent, entre les artistes diégétiques et extradiégétiques, les vases communicants entre le réel de l’un·e et l’art de l’autre. Ici, l’identité est une construction dont les traces saillent de partout, dont la réification s’inscrit dans la performance. D’où les glissements subreptices entre la réalité des personnages et l’univers musical où évoluent leurs alter ego scéniques. C’est ce que l’on constate pendant la séquence de tournage du vidéoclip, où le dialogue anodin entre Mimi et son amie, Harmonie Corrine (Alma Jodorowsky), se révèle comme une partie intégrante du clip, et où Billie brise l’illusion en faisant tomber un projecteur devant la caméra. C’est le cas aussi pour l’interprétation misérable de Damnée d’amour que livre cette dernière, se tortillant sur le pavé après sa rupture avec Mimi, rupture qui sert en quelque sorte de catalyseur pour sa chanson, évoquant l’idée de l’art comme extériorisation directe de l’intériorité des artistes.
Il se dégage finalement, et assez organiquement, du film une série de thèmes relatifs à la construction identitaire. D’abord celle de l’identité comme jeu, comme un geste visant à faire de soi un idéal décalé de la réalité. À ce titre, la question relative à la « trahison » commise par Mimi, qui a caché à ses fans sa nature de gouine punk, semble particulièrement mesquine, évoquant la méfiance de la transidentité qu’entretiennent les forces réactionnaires. Le film oppose d’ailleurs à l’idée d’une identité fixe, d’une réalité monolithique de l’individu, un idéal de fluidité, qui se décline dans les métamorphoses successives des personnages, dans celle de SteevyShady, dans celle de Mimi, qui, 10 ans après le succès de son premier single, Pas touche, se réinvente en séductrice avec Tu peux toucher, celle de Billie, qui, intoxiquée par la gloire, se donne des airs de Lady Gaga, celle de Magalie Charmer, qui met au placard sa « partition » féministe pour mieux réussir sur les plateaux de télévision français. Implicitement, cette idée de fluidité s’inscrit également dans la question des genres, qu’il s’agisse de la classification sexuelle des individus (voir l’androgynie consternante de Billie aux yeux des bonzes de la chanson) ou de la hiérarchisation des genres musicaux, dont on refuse la répartition binaire. Ici, les styles s’entrepénètrent jusqu’à l’indistinction, gracieuseté d’un amour simultané pour la chanson pop et pour la chanson punk qui tendent vers une sorte d’hybridité, comme en témoigne l’improbable duo Fistée jusqu’au cœur. Tout est pour le show : la parodie est mâtinée de déférence, et même les héroïnes queers possèdent leurs doubles queers (chez les performeur·euse·s Drag Couenne et Jean-Biche). Mais l’autodétermination reste le mot d’ordre, une morale particulièrement ad hoc pour un conte initiatique se déroulant dans l’univers du showbiz…
[1] Dans une entrevue avec la cinéaste figurant dans le dossier de presse, Langlois déclare tirer son inspiration d’une de ses propres relations amoureuses, décrite comme « un mélange d’admiration, de rivalité et de lutte des classes », une relation dont elle aurait résolu le deuil par l’acte créatif de mise en scène du film. Déclaration emblématique de la tendance de l’œuvre à mélanger l’intime et le public, l’art et le réel, laissant planer un doute quant à la nature véritable de l’hommage rendu en épilogue à son « âme-sœur adorée », lae scénariste Carlotta Coco.
[2] Un qualificatif néologique qu’on retrouve également dans le dossier de presse, et qui, dans la mer de franglais fashion du film, semble particulièrement adapté.
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