WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
L’équipe Infolettre   |

Blood Quantum (2019)
Jeff Barnaby

Et si l’apocalypse avait déjà eu lieu ?

Par Marie-Eve Bradette

Pour de nombreuses communautés autochtones de l’Île de la Tortue, l’apocalypse n’appartient pas à la sphère des mondes imaginaires, à un lointain dystopique dont la littérature et le cinéma de genre ont ouvert, et étayent encore à l’heure actuelle, les possibles narratifs et esthétiques. Plutôt, si on cherche à s’intéresser à la singularité des univers cinématographiques autochtones, ceux-là mêmes qui mettent en scène des mondes aux allures (post-)apocalyptiques, et à s’y intéresser en tant que tel, c’est-à-dire à penser ces univers depuis leur intérieur épistémologique et ontologique, au contraire de leur imposer une grille de lecture critique à l’occidentale, l’affirmation suivante s’impose : Et si l’apocalypse avait déjà eu lieu ?

Or, il convient déjà de souligner que ce que je souhaite articuler ici, à propos du trope que représente l’apocalypse dans les productions culturelles, n’a rien à voir avec le canon biblique. Le théoricien Lawrence Gross (Anishinaabe) propose en ce sens que les cultures autochtones procèdent actuellement au rétablissement et à la guérison de l’état de débalancement perpétuel causé par le colonialisme, de ce qu’il nomme, plus spécifiquement encore, un « syndrome de stress post-apocalyptique (SSPA) [1]». Si l’apocalypse a déjà eu lieu, et si ses conséquences sont palpables encore aujourd’hui, comme le souligne Gross, mais également Grace Dillon (Anishinaabe) lorsqu’elle se penche sur les formes de la science-fiction autochtone, il est important de mettre en relief la manière dont les interventions artistiques, notamment celles qui mobilisent des imaginaires dystopiques, travaillent avec des codes qui leurs sont propres, offrant dès lors aux spectateurs.rices des lentilles à partir desquelles regarder et interpréter : notamment, souligne l’autrice, l’on peut voir des œuvres imaginer un renversement des circonstances coloniales des premiers contacts avec les Européens où les Autochtones sont les vainqueurs, et où les colons quittent le territoire américain (je pense ici à The Cave de la cinéaste Tsilhqot'in Helen Haig-Brown, 2009); ou encore des expressions créatrices autochtones dans lesquelles une place centrale au sein de la narration est faite aux voix autochtones [2].

Dans ce contexte, les films du cinéaste Mi’gmaw Jeff Barnaby sont particulièrement éloquents. Dès From Cherry English (2004), son premier court-métrage de fiction, Barnaby nous a habitués à une esthétique où l’horreur est ramenée au premier plan, tant au travers de la narration scénaristique que par l’entremise du geste filmique lui-même. La représentation des traumas coloniaux, des conséquences de cette apocalypse qui, finalement, a déjà eu lieu, est alors percutante et dérangeante, d’autant qu’elle est mise en scène par la représentation de corps mutilés : la langue, idiome et organe physiologique tout à la fois dans From Cherry English et Files Under Miscellaneous (2010), jusqu’au corps dévoré et démembré dans Blood Quantum (2019). Ces manifestations associées au genre de l’horreur on les retrouvait également dans Rhymes for Young Ghouls (2013), son film le plus célèbre, qui ramenait sur la scène de l’actualité l’histoire des pensionnats, une thématique d’ailleurs déjà négociée dans From Cherry English par une reconduite du célèbre poème « I lost my Talk » (1996) de l’écrivaine Mi’gmaw Rita Joe. Dans tous les cas, le cinéma de Barnaby dérange par sa mise en scène de l’horreur et de la violence qui, comme le souligne Sarah Henzi dans un article qu’elle consacre à la culture populaire autochtone, n’est ni romancée ni exploitée, mais plutôt exprimée afin de prévenir des violences latérales et des rhétoriques coloniales beaucoup plus dangereuses encore [3] tant ces dernières sont normalisées et internalisées par les discours dominants et hégémoniques (ceux-là même qui disent que l’apocalypse n’a pas encore eu lieu).
 


 

Significativement campé en 1981 [4] sur la réserve fictive de Red Crow (celle-là même où le cinéaste avait installé la diégèse de Rhymes for Young Ghouls), Blood Quantum s’ouvre sur l’importante scène d’un Aîné, Gisigu (Stonehorse Lone Goeman) qui pêche, puis dépèce des saumons. Rapidement, le ton du film est lancé : les saumons, qui sont pourtant complètement éviscérés, s’agitent sur la table du pêcheur et, rapidement, l’univers zombiesque au sein duquel les humains comme les animaux (les poissons, un chien) s’agitent et se relèvent après leur mort se déploie. Traylor, le shérif de la réserve (Michael Greyeyes) tente de comprendre ce qui se passe et surtout de composer avec les événements pour assurer la protection de sa famille (ses fils et son ex-conjointe, Joss, interprétée par la talentueuse actrice et réalisatrice Blackfoot-Sami Elle-Máijá Tailfeathers), puis de l’ensemble de sa communauté. Six mois plus tard, l’on comprend que la population humaine est presque entièrement décimée, à l’exception des personnes qui possèdent une quantité « suffisante » de sang autochtone et qui, grâce à leur “blood quantum” sont étrangement immunisées contre l’infection. Cet élément de la diégèse du film est un clin d’œil significatif à des mesures coloniales de contrôle et d’assimilation inscrites dans la Loi sur les indiens et dont le titre du film rend compte explicitement [5],et non sans une certaine ironie. Aussi, alors que, dans le contexte de la communauté noire, notamment aux États-Unis, la règle de la goutte de sang unique (one drop rule) avait pour but de rendre visible et d’attribuer une identité culturelle à l’ensemble des descendants africains, la règle du blood quantum, elle, a plutôt pour finalité de rendre invisible toute personne ne pouvant démontrer un lignage dont le pourcentage de sang autochtone est déterminé par les conseils de bande, et ce en lui retirant son appartenance à la communauté en dépit des formes traditionnelles qui pourraient déterminer cette appartenance. Pour revenir  à la trame du film : une fois qu’ils ont pris le pouls de la situation, les Blancs se tournent donc vers les Autochtones afin de survivre et, dans cette manière de construire son récit, Barnaby non seulement réitère, mais critique les premières heures de la colonisation du continent américain, alors que les colonisateurs devaient s’appuyer sur les savoirs des habitants du territoire pour assurer leur subsistance. Ainsi, ce que suggère Barnaby dans son film, c’est non seulement que les Autochtones sont les seuls désormais à posséder la capacité biologique pour survivre, mais également que leurs savoirs, culturels et ancrés dans le territoire, sont pertinents et nécessaires à cette survie.

À cet égard, l’une des faiblesses du film devient en quelque sorte l’une de ses forces : je pense ici à la construction des personnages. En effet, outre l’ellipse qui nous fait faire un bond de six mois dans le temps entre le début de la pandémie et le moment où la population blanche est presque entièrement devenue zombie, le récit tient sur l’espace de quelques jours seulement, ce qui, en partie, empêche le cinéaste de bien développer ses personnages. Or, je dirais plutôt que Barnaby, à travers son écriture scénaristique, fait le choix de ne pas surcharger la représentation psychologique de ses personnages de telle sorte qu’il crée plutôt une communauté de survivant.e.s qui sont amené.e.s, collectivement, à résister, et ce malgré la dissidence qui s’installe dans la communauté. Cet accent mis sur la différence des points de vue et des façons de gérer la crise permet d’ailleurs de donner de la profondeur et de la complexité à la représentation de la communauté qui n’est certes pas homogène. Ces choix dans le scénario, comme dans la réalisation, ne sont donc pas anodins tant ils rendent compte de la singularité même d’une narration pleinement ancrée dans les épistémologies autochtones, qui mettent en valeur les réseaux de relations entre les êtres humains, mais également avec les êtres autres qu’humains. Ce qui définit alors les personnages du film c’est moins leurs ambitions ou leurs volontés individuelles que la cartographie des relations qu’ils entretiennent les uns avec les autres afin de modeler cette mise en scène collectiviste.
 



J’irais plus loin encore en disant que la caméra de Barnaby est ici souveraine – au sens où Michelle Raheja (Seneca) parle de « souveraineté visuelle » (2010). Dans sa manière de filmer les personnages, mais également de les inscrire dans une histoire de survie et de résistance beaucoup plus grande encore – une histoire à la fois réelle et cinématographique –, Barnaby pose un geste fondamental. J’ai souligné plus tôt comment le récit prenait place significativement en 1981, proposant dès lors une voie de traverse ténue, mais absolument importante à la fois avec un événement historique et le documentaire Incident at Restigouche (1984) d’Alanis Obomsawin, un intertexte renforcé par la scène de pêche d’ouverture, mais ce n’est pas là la seule référence à l’histoire autochtone au Québec et à l’œuvre de la documentariste Abénakise. Le passage, avec l’ellipse, d’un arc narratif à l’autre s’opère par un plan particulièrement révélateur et, ici encore, souverain. Après un fondu enchaîné qui déplace le récit de l’espace de la ville en feu vers celui de la réserve de Red Crow, siège de la résistance autochtone, Barnaby met en scène, par un plan rapproché, deux personnages : Lysol (Kiowa Gordon), un des membres de la communauté des survivants, et un zombie accoutré d’un costume militaire. Ce plan, quasi photographique, dévoile un face à face entre Lysol vêtu d’un foulard lui cachant le visage et le soldat-zombie ligoté, nous ramenant à l’une des scènes les plus médiatisées de la crise d’Oka – celle d’un face à face entre un jeune soldat de l’armée canadienne et un warrior, une scène que l’on retrouve aussi dans Kanehsatake, 270 ans de résistance (1993), le documentaire qu’Alanis Obomsawin consacre à la résistance Mohawk de 1990.
 



La caméra de Barnaby est souveraine également par l’usage que fait le cinéaste d’une déréalisation animée, une pratique déjà présente dans Rhymes for Young Ghouls. En fait, par l’entremise de l’insertion de deux scènes d’animation, Barnaby fait se télescoper, à la fois au sein de la diégèse et du médium cinématographique lui-même, les temporalités de la tradition orale (ou du mythe) et celle du monde contemporain. La première de ces scènes présente le lien entre une femme et la terre, une femme qui porte un enfant et dont le corps est entièrement connecté à un territoire dévasté par l'extractivisme. Ici, le temps de l’oralité qui est représenté à travers une conception du corps et de la maternité pleinement ancrée dans les épistémologies et les ontologies autochtones s’écrit dans le temps de la colonisation. La seconde scène présente Lysol debout sur le même territoire, comme une figure possible de la résistance et même, ici, de la vengeance autochtone dans un monde sombre qui a connu l’apocalypse. En liant, par l’esthétique de l’animation, ces deux scènes, Barnaby suggère à la fois la continuité de la tradition orale – qui se traduit d’ailleurs par la présence de la parole des Aînés et de la langue Mi’igmaw dans le film –, mais aussi qu’il y a un lien direct entre ces différentes temporalités, alors même que celles-ci s’inscrivent en porte-à-faux d’une réalité blanche et coloniale – hégémonique, diégétique, cinématographique – dont l’intégrité a l’apparence d’un cinéma de genre qu’on travaille à renverser. Il suggère que cette apocalypse qu’il met en scène a déjà eu lieu à travers des pratiques coloniales d’extraction et de destruction des corps autochtones et des ressources naturelles. Lysol, représenté dans la seconde scène d’animation, finira dévoré, son corps réduit en pièces par une horde de zombies « blancs » (comme le sera celui de Traylor également), ce qui vient clore l’analogie établie par le cinéaste dans une mise en scène hautement explicite, cathartique de surcroît, où la violence est ramenée au premier plan.

Non seulement Barnaby nous ébranle-t-il en provoquant l’horreur et le dégoût, le cinéaste propose, par une mise en scène exacerbée des violences, une critique des conséquences intergénérationnelles du colonialisme sur les communautés autochtones. Le récit entame sa finale sur une trame sonore percutante où les criaillements des zombies sont entremêlés à un chant traditionnel; où Gisigu, l’Aîné, choisit de demeurer sur son territoire ancestral, même au prix de sa vie; et, finalement, où la survie n’a rien de certain alors que seuls demeurent quelques personnages. En concluant ainsi son film, Barnaby souligne, une fois de plus, cette idée que la fin du monde a déjà eu lieu, que l’apocalypse est opérante dans le monde contemporain; il souligne, de même, l’importance de la résistance intergénérationnelle et de la survie des peuples autochtones. Blood Quantum est, en ce sens, un film important et surtout efficace, tant son assaut des formes dominantes parvient à tirer profit d’une représentation de l’horreur et de la violence qui ne connaît de compromis. Avec toute la force qu’il faut pour changer le paradigme temporel de l’apocalypse en l’inscrivant à la fois au passé et au présent, puis en articulant un futur pour la résurgence, Barnaby s’affiche, une fois de plus, comme un auteur tout aussi important que nécessaire dans le paysage cinématographique autochtone, canadien et québécois.

 

 

 


[1] Cité par Grace Dillon, dans 2012. Walking the Clouds: An Anthology of Indigenous Science Fiction. Tucson : University of Arizona Press, p. 9. Ma traduction.

[2] Ibid., p. 8-9.

[3] Henzi, Sarah. 2016. « Entre orature et écriture: souveraineté, décolonisation et culture populaire autochtones ». Canadian Literature, no 230-231.

[4] Ce temps dans lequel l’histoire du film prend place est hautement significatif. En 1981 est, en effet, survenu une confrontation violente entre les policiers de la Sureté du Québec et les habitants de la réserve Mi’gmaw de Listuguj en Gaspésie (lieu d’origine de Barnaby) dans le but d’imposer des restrictions sur la pêche au saumon aux gens de la réserve. Ces événements de Listuguj ont menée à une mobilisation autochtone importante à travers le Canada dont rend compte la cinéaste Alanis Obomsawin dans son documentaire Incident at Restigouche (1984). Par ailleurs, des années après la parution du film d’Obomsawin, Barnaby a souligné comment cette œuvre a non seulement marqué son imaginaire et influencé sa propre pratique cinématographique, mais aussi comment c’est ce film qui lui a fait prendre conscience que le cinéma pouvait être un outil de contestation sociale.

[5] Au sujet de ce contrôle de l’identité autochtone basé sur le blood quantum, et pour un regard nuancé à ce propos, le documentaire Club Native (2008) de la cinéaste Mohawk Tracey Deer est particulièrement intéressant.

8
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Critique publiée le 30 juillet 2020.
 
liens internes
Panorama-cinéma Vol. 5 No. 21-22


BIOGRAPHIE

Marie-Eve Bradette
est une chercheuse allochtone. Elle soutiendra sous peu une thèse de doctorat en littérature comparée à l’Université de Montréal qui porte sur la résurgence et les épistémologies du langage dans les littératures autochtones contemporaines au féminin. Elle a écrit de nombreux articles qui ont été publiés dans les revues Captures, @nalyses et Post-Scriptum, et elle a collaboré à Canadian Literature par la rédaction de comptes rendus.