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Spaceship Earth (2020)
Matt Wolf

Et la Terre survivra

Par Olivier Thibodeau

S’il est si opportun, c’est que ce documentaire incorpore non seulement les préoccupations populaires actuelles pour la question écologique ainsi que l’aspect rétro d’un certain cinéma de genre populaire, mais surtout l’idée réjouissante d’un confinement utopique (en théorie du moins). Je ne me prête pas souvent au jeu de la comparaison, mais on pourrait s’imaginer un hybride fonctionnel entre Apollo 11 (2019) et Demain (2015), mais avec quelques teintes de Sunshine (2007) de High Life (2018) ou de Manborg (2011), fruit d’un travail de scénarisation et de montage savoureux, quoiqu’ouvertement pamphlétaire du matériau de travail abracadabrant recueilli en amont. On pense presque d’abord à un travail de documenteur tellement la prémisse est improbable, tellement l’histoire semble « grosse » pour échapper à la culture générale et tellement les accomplissements des individus à l’écran paraissent titanesques, mais c’est là que réside justement la nature du message de Matt Wolf, qui célèbre ici avec la candeur des enfants le potentiel de quelques individus plus grands que nature à sauver un jour la planète.

Le film démarre avec des images du début de la mission « biosphérienne » de 1991 tirées d’une poignée de reportages d’époque. Le concept est inédit : huit scientifiques vont être enfermés deux ans durant dans une biosphère construite par un groupe d’intellectuels idéalistes financés par un milliardaire texan, la Biosphere 2,prototype de station spatiale construit dans l’éventualité de la catastrophe écologique anticipée depuis maintenant quarante ans. Les images de l’événement sont stupéfiantes, les combinaisons à la Star Trek vêtue par les « biosphériens » s’avérant presque bluffants à l’égard de la véracité historique de l’œuvre. Or, on constate bientôt que la genèse de ce dernier est plus stupéfiante encore : elle réside dans la rencontre fructueuse entre le charismatique anthropologue John Allen et un groupe de jeunes penseurs idéalistes au milieu des années 60. Narrée par nombre des principaux intéressé(e)s, celle-ci mène à la création d’une vaste entreprise financée par le riche homme d’affaires Ed Bass qui, à travers les années, a investi dans divers projets artistiques, écologiques et immobiliers à travers le monde, travail qui culmine avec l’aventure folle de Biosphere 2, à laquelle nous prenons part lors de la deuxième moitié du film.

Au-delà du caractère immédiatement intrigant de la prémisse, c’est surtout l’utilisation astucieuse du matériau de travail qui est garant de l’affect du film. C’est le caractère narratif, chronologique et naturellement dramatique de la trame qui nous sert de guide. En effet, bien qu’elle bénéficie a priori d’une manne de documents pertinents (entrevues inédites avec Allen et deux des biosphériennes, home movies foisonnant de l’époque du Theater of All Possibilities, vidéos d’archives médiatiques et de conférences houleuses entre biosphériens et ingénieurs, métrage de surveillance et métrage personnel du zélote diététique Dr Roy Walford dans la structure), l’équipe du film fait preuve ici d’une rare perspicacité dans le rendu émotionnel du récit. Les humeurs, et l’humanité intrinsèque des nombreux « personnages » sont subtilement traduits grâce à l’utilisation d’un arsenal d’images variées, du 8 mm, du 16 mm, de la VHS, ensemble réuni de supports qui suppléent une salivante esthétique rétro à ce qui ressemble déjà à Silent Running (Douglas Trumbull, 1972) ou à un fantasme de savant fou de la littérature victorienne. Le récit collectif prend quant à lui des airs épiques puisqu’il se dédouble en portrait d’époque, puis en prescription pour l’avenir, en nous rappelant l’effervescence, mais surtout l’importance renouvelée, des mouvements intellectuels communautaires et écologistes tels qu’il en existait dans les années 1960. 

D’ailleurs, deux des intervenants se réfèrent explicitement au film de Trumbull, dans lequel un botaniste passionné tente de sauver la dernière végétation terrestre à bord d’un transporteur spatial en orbite d’une Terre dévastée. C’est un ancrage fantasmatique commun pour ces deux croisées de l’écologie qui vivent à temps partiel en aval de leurs rêves utopistes. Ancrage fantasmatique commun aussi pour les fans du cinéma d’anticipation des années 1970 et de leurs moutures contemporaines, de ces films biosphériques comme ceux de Denis, de Boyle, ou de Scott (The Martian [2015]). La facture VHS de certaines séquences rappelle donc à la fois le cinéma des étagères de superclubs, mais aussi la VHS des nouvelles productions de science-fiction de série B, celle de Turbo Kid (2015) ou des films de Astron-6 par exemple (comme Manborg). Le film se profile donc comme un fantasme nostalgique aisément consommable (pour les intervenants également, qui se rappellent par procuration l’expérience de leur voyage fantastique), mais aussi comme un fantasme prospectif de conservation naturelle et d’autosuffisance alimentaire. 

L’idéal hippie des années 60 est encore bien vivant ici, et il se reflète dans le regard envieux que pose le réalisateur sur le groupe éclectique, mais ingénieux formé par Allen, Kathelin Gray, William Dempster, Mark Nelson et la prodigieuse Margret Augustine (qui a 19 était maîtresse de chantier lors de la construction du vaisseau de recherche Heraclitus, nommé en l’honneur du philosophe antique éponyme, auteur d’un ouvrage Sur la nature) et à 35 ans PDG de Biosphere 2). On pense tout de suite à Ken Kesey and the Merry Pranksters, mais sans la drogue et l’indigence, avec des dômes géodésiques et des navires faits main à la place des autobus peinturlurés et des spectacles son-lumière, des explorateurs dandys de l’expérience terrestre plutôt que de l’expérience extra-sensorielle, des gens capables de concrétiser leurs idées les plus folles pour peu qu’ils arrivent à se procurer une source d’argent intarissable. Des gens qui, malgré les millions amassés au cours des années, demeurent ultimement attachés à leur amour de la terre nourricière, mais surtout à l’idée du DIY, ranchs légumiers ou biosphères, l’idée qu’il est toujours possible, moyennant certains efforts, de construire soi-même ce dont on a besoin pour préserver la vie de notre communauté. Et c’est finalement ce sur quoi le réalisateur insiste le plus : relativiser l’importance de la méthodologie contractuelle de rigueur scientifique qui, aux yeux de nombreux scientifiques, condamnait d’emblée le projet Biosphere 2 au « divertissement écologique », mais envisager plutôt celle-ci comme une expérience collective exemplaire de préservation naturelle, une expérience quasi biblique en fait, puisqu’on la compare explicitement à l’histoire de Noé.

Le trou dans l’argumentaire du film, c’est la question élusive de l’argent, et la question subséquente de la démesure fantasmatique liée au projet d’infrastructure. En effet, même si l’un des intervenants — peut-être s’agit-il d’Allen lui-même ? — aborde brièvement les mécanismes capitalistes de son entreprise, la nature précise des relations financières (ou autres) entre Bass et les « écotechnologues » de Synergia Ranch demeure toujours schématique, de sorte que le spectateur n’apprend jamais le prix exact de l’idéalisme que le réalisateur s’efforce de dépeindre de façon si inspirante. S’il tente de stimuler l’innovation écologique artisanale, celui-ci le fait donc en lui proposant un carburant improbable et indésirable, soit une sorte de mécénat gestionnaire qu’il finit par décrier lui-même en dernière instance. L’idée que l’action communautaire puisse à terme venir à bout des problèmes terrestres nous apparaît totalement mirifique puisqu’elle est mue ici par une inertie banquière naturellement antagoniste à la cause (d’autant qu’elle tire sa force de l’industrie pétrolière). À ce titre, la posture critique adoptée en épilogue à l’endroit d’Ed Bass pour l’hécatombe du conseil d’administration de Biosphere 2 arrive trop tard. On y voit presque une constatation naïve de la part du réalisateur à l’idée que l’univers financier puisse constituer un allié « à double tranchant », univers sans lequel très peu des fantasmes qu’il met en scène si glorieusement auraient pu se concrétiser. Le film se referme donc de la manière candide dont il avait débuté : comme un rêve acharné de conservation et d’amitié, un beau rêve qu’on ne devrait justement pas envisager comme un caprice mégalomane, mais de cette façon artisanale, communautaire et locale que semble prescrire intrinsèquement le film, nonobstant ses quelques paradoxes discursifs.

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Critique publiée le 25 mai 2020.