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Eaux profondes, Les (2019)
Alice Heit

Les flux mystiques

Par Olivier Thibodeau

Pour reprendre la métaphore aquatique si savamment déclinée par la brillante Alice Heit, je me permettrai ici s’assimiler le travail de critique à celui du pêcheur de perles, en quête de gemmes enfouies sous la surface opaque d’un océan fait de flux indifférenciés. L’extase de la découverte est la même du moins pour ces deux types de chercheurs, sorte de plaisir mystique qui fait vibrer l’âme tout entière, comme à la vue de cette entité sublime et enivrante qu’est Les eaux profondes, ce rare exemple contemporain de cinéma pur, artisanal, vibrant, vivant surtout, et humain, a contrario du cinéma machinique de studios anthropophages, un renvoi parfait au cinéma dit « égoïste » de Germaine Dulac, puisque radicalement personnel et entier, sensuellement impressionniste de surcroît et lumineusement féministe, tourné à même le matériau radical du cinéma, cette pellicule Super-8 que la réalisatrice parvient même à utiliser pour la photographique sous-marine. C’est le genre de films qu’on ne voudrait jamais voir finir, un film dont on se gaverait ad vitam aeternam ne serait-ce que pour l’expérience jubilatoire qu’elle propose, au-delà de son discours éclairant, foisonnant, mais un tant soit peu trop essentialiste à propos de l’éjaculation féminine.

S’il réfère d’abord à ce jaillissement tabou, généré dans les profondeurs d’un corps relégué à la profondeur de la connaissance scientifique, le titre de l’œuvre évoque en outre la profondeur mystique de ce jaillissement, dont on réhabilite ici la dimension mythologique évoquée dans les religions orientales. « On peut voir des gravures japonaises du 16e siècle, où les hommes s’abreuvent directement aux lèvres vaginales », nous apprend la voix off d’une intervenante sur fond de baigneurs.euses buvant d’un bol sphérique, question de bénéficier des bienfaits thérapeutiques des eaux titulaires. S’il possède un ancrage prosaïque dans le témoignage de diverses intervenantes déclinées en voix off, partage d’expériences personnelles et de fait didactiques surtout, exploration anthropologique des pratiques culturelles liées à l’éjaculation féminine — l’exemple du journaliste canadien bluffé par la taille des tapis remis aux épouses éjaculatrices rwandaises est particulièrement éclairant — mais aussi théogonie d’une fonction biologique tombée dans l’infamie sous le règne patriarcal. Fidèle à cette idée de réhabilitation du potentiel transcendant de la sexualité féminine, le film oscille subrepticement des réalités physiologiques à leurs penchants spirituels, tissant un treillis impressionniste d’images pittoresques représentant tour à tour des baigneuses bretonnes et des yonis, des inflorescences incontrôlables de yonis, dont l’esthétique envoûtante nous fait vite oublier les limites de la métaphore florale un peu trop hégémonique qu’elles représentent. Fidèle à cette idée de réhabilitation, le film constitue en outre un vaste processus thérapeutique, processus thérapeutique pour les sujets impliqués et peut-être pour la gent féminine tout entière, dont les « effrayants » giclements sont ici gaiement célébrés.

C’est sous le signe du plaisir, et non d’un gravitas scientifique lourdaud, que s’articule le propos des intervenantes, dont les voix off sont plaquées sur des images incroyablement ingénieuses de vignettes littorales. À cet égard, l’imagination de Heit semble sans limites : il lui suffit d’un décor de plage et d’une poignée d’actrices, de quelques fleurs et autres matériaux quotidiens pour créer un lexique iconographique débordant qui permet au film d’éviter toute redite visuelle. Les corps nus des actrices constituent certes l’un des matériaux primordiaux de l’entreprise, mais ils sont filmés dans une telle variété de situations qu’on semble les redécouvrir à chaque plan, au gré d’un montage intuitif et kaléidoscopique, qui inclue en outre des images de pierres bariolées de vulves irisées, des images de sources et de portes rougeoyantes plantées à gué, ainsi qu’une série de séquences d’animation en volume fort amusantes. En somme, il ne s’agit pas simplement ici d’illustrer mécaniquement le propos des femmes sondées — dont le caractère évocateur, franc et didactique pourrait se suffire à lui-même — mais plutôt d’en retirer des idées de mise en scène et des impressions passagères, dont l’agglomération crée ici un paysage onirique si captivant et apaisant qu’il transcende presque tout le panorama cinématographique de l’année.

Le caractère impressionniste si méticuleusement recherché par l’autrice constitue sans doute le plus grand atout de l’œuvre. Heit fait tout ici : la mise en scène, la scénarisation, la prise de vues et même le chant, car si la qualité du travail de l’image s’avère cruciale, c’est via un accompagnement sonore parfaitement complémentaire que le film accède à la plénitude. Cela dit, la facture esthétique glorieuse de la pellicule, numérisée certes, étant donné la carence crasse de projecteurs dans la nouvelle économie du cinéma, mais glorieuse néanmoins, produit de nombreux effets oniriques et sensuels enivrants. Les amusantes scènes sous-marines, tournées de façon presque thaumaturgique, contribuent également à la singularité du paysage visuel, avec leurs images de nageuses portant la banderole titulaire et de plongeuses lisant des guides pratiques sur l’apnée sur des chaises sises au fond de l’eau, ainsi d’ailleurs que les impressionnantes séquences d’animation en volume, où des écales de sirène se dessinent sur la peau des femmes et où des gerbes de fleurs se transforment en océans. Heit use même de séquences inversées pour évoquer le potentiel de reconstruction des relations hommes-femmes à l’aune de la connaissance partagée de leurs mécanismes corporels respectifs. En somme, elle célèbre la liberté des témoignages via l’utilisation d’une grammaire cinématographique intrinsèquement libre, inspirée par cet imaginaire créatif qui déborde ici alors qu’il manque si cruellement au système patriarcal. Or, c’est en la couplant avec les accents sérénissimes de harpes et de voix langoureuses, que l’image finit par revêtir un caractère vraiment mystique, faisant de l’œuvre un double voyage didactique et psychédélique indispensable.

Les eaux profondes, ce sont aussi les eaux tapies loin du regard, que Alice Heit ramène héroïquement à la surface, sur le littoral radieux de la connaissance, et c’est dans ce processus que l’expérientiel rejoint ici le politique, dans cette double élévation de la « monstruosité » recelée du pouvoir éjaculatoire féminin vers le seuil terrestre du savoir, puis vers les hautes sphères du spiritisme. Avide de partage avec les spectateurs, la réalisatrice pourvoit à la fois des modes d’emploi illustrés (avec images symboliques et schémas scientifiques à la fois) pour la stimulation des corps éjaculatoires, ainsi que des allusions instructives à propos de leurs vertus tantriques et rajeunissantes. Les lèvres vaginales transcendent ainsi leur seule fonction procréatrice en devenant fontaine de Jouvence, si bien que l’injonction sociale forçant les femmes à croiser les genoux et à serrer les cuisses constamment nous semble soudain complètement absurde. Les eaux profondes, se révèle donc comme une expérience sensuelle et un manifeste à la fois, fruit d’une intelligence cinématographique, émotionnelle et synthétique remarquable qu’il mérite en ces pages d’encenser et de célébrer, au même titre que toutes autres facultés féminines occultées par le système patriarcal.

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Critique publiée le 24 décembre 2019.