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Yakuza Law (1969)
Teruo Ishii

Une histoire de la violence

Par Alexandre Fontaine Rousseau

Évidemment, les trois histoires qui composent Yakuza Law ont en commun le thème du crime organisé au Japon. Mais ce qui les lie véritablement les unes aux autres, c’est cette violence qu’elles partagent en guise de « code d’honneur » absurde et corrompu qui ne saurait être remis en question. Comme les sept autres films du cycle de la torture tournés par Teruo Ishii entre 1968 et 1969, Yakuza Law s’intéresse à la codification et à l’application des sévices corporels comme fondement intransigeant de l’ordre social et de la culture au Japon. En juxtaposant trois histoires qui se déroulent à trois périodes distinctes allant de l’ère Edo jusqu’au présent, Ishii affirme la continuité pérenne de cette violence. Il n’existe plus que celle-ci pour assurer une communication entre les époques, ainsi qu’entre ces trois récits autonomes traçant les grandes lignes d’une inexorable histoire de la violence.

Car ce code d’honneur tenu pour sacré par les yakuzas n’est en effet rien de plus, aux yeux du cinéaste, qu’une longue litanie sadique, une liste interminable de punitions effroyables qu’il s’agit de cataloguer : œil arraché à l’aide d’un poignard, langue tranchée, oreille mutilée, innombrables doigts coupés pour payer d’innombrables dettes... Ici, le corps ne sert plus qu’à être démembré pour expier ses péchés, pour rembourser en sang versé le prix de ses erreurs. Corps ébouillantés, coulés dans le béton puis jetés à l’eau, corps broyés dans des compacteurs de voiture, corps tirés au bout d’une corde par un hélicoptère, corps brûlés par la flamme d’un briquet. Le générique d’ouverture de Yakuza Law n’offre d’ailleurs à voir qu’une énumération de tortures possibles, annonçant d’emblée la nature impitoyable d’un film qui n’est pourtant pas le plus cruel du cycle dans lequel il s’inscrit.

Ishii entretient un rapport nettement fétichiste à la violence, qu’il n’hésite pas à magnifier d’une manière outrancière. Ce sens de l’excès qu’il utilisera à si bon escient dans Horrors of Malformed Men (1969) est déjà à l'œuvre ici, conférant une connotation étrangement comique aux abominations qu’il met en scène. Yakuza Law baigne dans un humour noir jaillissant d’une souffrance si gratuite et systématique qu’elle est vidée de tout son sens, révélant de ce fait l’absurdité intrinsèque du soi-disant ordre qu’elle incarne. Les règles autoritaires qu’il présente et qui structurent le film en chapitres n’ont au final pas d’autre raison d’être que leur propre application impitoyable et arbitraire. L’esthétique de l'atrocité impose sa logique et se substitue à la morale, plaçant les hommes sous sa férule à travers les âges.

Que le style de Ishii soit vif et extravagant ne nuit en rien à la portée critique de son discours. Au contraire, le dynamisme précis de ses cadres et l’âpreté de sa brutalité contribuent à rendre la violence intelligible, l’isolant d’une manière qui l’élève véritablement au rang de sujet du film. L’esthétique renforce ici cette idée que la violence constitue l’essence même de ce monde, tout le reste n’existant plus que pour l’alimenter. Il y a, dans ce regard que porte Ishii sur son sujet, une ferveur folle qui relève carrément du fanatisme. Il n’existe pas de matière visuelle plus forte, à ses yeux, que l’effet de l’effort physique et de la souffrance sur un corps. La sueur et le sang, les grimaces et les cris sont autant de manières d’exprimer une intensité limite qui le fascine et lui inspire ses plus grands élans de cinéma.

Si Ishii semble si bien placé pour traiter de la violence, c’est qu’il l’embrasse entièrement. Son rapport à celle-ci relève de la dévotion. Il la libère et la suit jusqu’aux plus extrêmes conclusions possibles dans son déferlement terrible, laissant sa force spectaculaire le guider. Mais de son propre fanatisme émerge progressivement une vision satirique de la culture l’ayant fait naître. Poussant ces idéaux jusqu’à leur paroxysme insoutenable, Ishii semble parfaitement conscient du ridicule de ce sectarisme rigide qu’il se plaît à mettre en scène. Ses personnages n’ont rien de noble ou d’honorable. Ce sont des fous qui s’entretuent au nom d’une loi s’étant substituée à un réel n’ayant plus d’emprise sur lui-même, dont l’histoire se répète au fil des générations sans espoir d’y échapper. Dans Yakuza Law, les hommes creusent leur propre tombe et s’y jettent sans raison, sans jamais remettre en question cette autorité ancestrale les poussant à agir ainsi.

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Critique publiée le 12 juillet 2019.