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Avengers: Infinity War (2018)
Anthony Russo et Joe Russo

Le gant est jeté

Par Mathieu Li-Goyette

« There was an idea. The idea was to bring together a group of remarkable people, see if they could become something more. »
– Nick Fury
 

Pour ceux qui ont vu tous les Marvel en salle depuis 2008, pour ceux qui, à un moment ou à un autre, ont été captivés par les aventures d’Iron Man, Captain America et comparses, pour ceux qui en ont été suffisamment émus et divertis pour y voir (ou espérer) de nouveaux modèles d’héroïsme et d’excellence en matière de blockbuster, pour ceux-là — et nous sommes nombreux — Avengers: Infinity War avait la lourde responsabilité d’être un film somme. La somme de près de vingt longs métrages, liés les uns aux autres à l’aide de personnages récurrents et de clins d’œil insistants, avec comme première idée de les associer à des genres (Iron Man était d’abord un film d’action technocrate à la Michael Bay, Captain America un film de guerre, The Incredible Hulk un film de monstre et Thor du Shakespeare dans l’espace) et ensuite de fondre l’un dans l’autre ces genres en un hyper-genre, le film de super-héros tel qu’il domine aujourd’hui la culture populaire. L’idée, pour reprendre le verbe de Fury, était d’assembler des personnages bigarrés afin de voir si, au contact les uns des autres, ils parviendraient collectivement à se surpasser. Cette matrice, Joss Whedon l’avait fabriqué de toute pièce, liant les genres grâce à l’humour, permettant aux conflits physiques (contre les ennemis) d’être réglés au prix de nouveaux conflits intérieurs (contre les amis), affinant dans son premier Avengers une idée du groupe qui dépasse la somme de toutes ses parts ; puis dans son second volet prométhéen une idée du groupe en proie à l’ivresse de sa propre puissance. Autrement dit, jusqu’à présent, la structure du schéma de Marvel était simple et efficace (sous ses meilleures itérations) : des personnages devront surmonter des peurs et des dangers qui les guettent individuellement, des récits d’où ils ressortiront grandis, altérés, avant de se retrouver dans des films collectifs où leurs problèmes respectifs donneront un nouveau puzzle, de nouveaux agencements d’où découleront de nouveaux défis et dont la résolution portera en elle le destin du genre.
 
En effet, les enjeux industriels qui reposent sur Infinity War dépassent largement le cadre de n’importe quelle autre production hollywoodienne. L’écurie Marvel a fait école ailleurs, même en dehors du genre super-héroïque, faisant de tout succès commercial le potentiel instigateur d’un damné verse. À cet égard, la franchise a participé à rendre caduc l’étiquette du fan tel qu’il s’est toujours défini comme en marge du public mainstream — tout le monde a un peu appris ce qu’était qu’être un fan au fur et à mesure que Marvel a révélé l’agenda qu’il poursuivait et on peut dire qu'en quelque sorte, ce sont ces dix années de cumulations esthético-économiques qui doivent aujourd'hui graduer, obtenir la note de passage et prouver que cette structure sérielle peut dépasser la tendance et s'inscrire dans la durée (c'est à la fois très long et très court, dix ans, dans l'histoire du cinéma). Toutes ces raisons, bonnes et mauvaises, tout ce temps écoulé depuis cette première scène post-générique[1], nous amènent donc à cet ultime vilain, Thanos, dont l’objectif annoncé est de réunir six gemmes, six gemmes présentées (sauf une…) dans les films précédents et d’en sertir son gant cosmique. Une fois qu’il y parviendra, d’un simple claquement de doigts il pourra effacer de l’existence la moitié des âmes de l’univers. Là où le personnage original créé par Jim Starlin s’affichait comme un schizophrène sadique qui hallucinait une faucheuse séductrice à qui il souhaitait plaire par ses crimes, le Thanos des frères Russo est un écoterroriste aux proportions titanesques, un méchant tout ce qu’il y a de plus méchant, sans charme en dehors de la seule performance de Josh Brolin (qui est aussi la meilleure du film). Si avant la Mort lui servait de princesse à courtiser, ces dynamiques intimes paraissent accessoires au cinéma, où l’existence des six gemmes, alors qu’elles ne sont que des McGuffin à peine glorifiés, suffit pour tracer la trajectoire de Thanos. Débarrassé de ce qui en faisait un concept hors normes, l’antagoniste, véritable personnage principal, s’avère à l’image du film : un bloc monolithique, prévisible et, au mieux, visuellement agréable à regarder.
 
Infinity War, pour tout ce qu’il incarne d’attentes diverses et impossibles à rassasier, a quelque chose de l’amère déception : non seulement le film est-il atteint des pires symptômes de son genre (des personnages désincarnés, des décors plats, une construction de l’espace inintéressante, des chorégraphies illisibles, des échelles de plan analphabètes, etc.), il participe surtout à désarticuler ce que la pléthore de films précédents s’était efforcée d’articuler (et ce qui faisait collectivement leur intérêt). Coincés par leur nombre, la majorité des personnages d’Infinity War font ici du surplace et, surtout, ils ne font pas valoir leur propre expérience afin d’enrichir ces divers groupes qu’ils rencontrent pour la première fois. Tous déconnectés des raisons intimes qui les avaient définis au fil des ans, ces personnages n’ont jamais été davantage de simples figurines capitalistes que face à Thanos, antagoniste qui, à force d’évoluer dans l’ombre, n’attise ni la colère ni la peur qu’on attendait chez les héros. À la limite, c’est dans cet aspect que réside tout l’intérêt d’Infinity War, dans celui d’avoir fait de l’ennemi le point focal du récit.
 
Ces problèmes de caractérisation seraient autrement négligeables si Infinity War était au moins la grande bataille eschatologique annoncée, si cette « guerre » était à la hauteur de ses préparatifs. Mais le style sans style des Russo se dégrade visiblement de film en film, parvenant ici à gâcher les séquences d’action dans de nombreux montages parallèles qui manquent de rythme et dans une mise en scène bruyante et cacophonique. Dans les deux premiers Avengers de Whedon, et ce malgré quelques tics télévisuels, la mise en scène travaillait vers des moments culminants où le super-héroïsme se déployait dans l’espace (j’ai gravé en mémoire ce plan fixe du premier duel entre Thor et Iron Man, quand les fusées de Stark lui font décrire un arc dans l’espace, quittant le premier plan, se propulsant au dernier et revenant au premier à l’intérieur de deux coupes ; ce plan incarne à mon sens le cinéma de super-héros à son meilleur : une manière survoltée de plier les habitudes du spectateur et de son regard, de renouveler son rapport au temps et à l’espace au cinéma, de le dynamiser sans toutefois lui faire perdre son sens, car les pouvoirs qui permettent ce renouvellement sont intrinsèquement liés à des caractéristiques personnelles, à des récits individuels). Dans ce dernier volet, la mise en scène des Russo a totalement oublié ce devenir symphonique vers lequel les films précédents tendaient, à force de désunir les personnages, de ne plus trouver les moyens de les faire interagir entre eux ou contre Thanos.
 
Tout n’est peut-être pas perdu pour autant. La finale, même si elle est aussi vainement mise en scène que le reste, propose toutefois une forme de conclusion poétique à tout ce chaos, une manière originale, il faut l’avouer, de terminer un film qui, à l’image de son univers, semble incapable de se terminer sous peine de tout liquider. Les espiègleries entre les personnages, les bonnes répliques attendues, bref, le clash des acteurs (Downey contre Cumberbatch, deux anciens Sherlock Holmes se retrouvant en magnat et en magicien ; Pratt contre Downey, deux playboys, l’un gamin, l’autre adulte) arrondit pratiquement toutes les scènes, tout comme certains retournements de situation, dans leur grandeur catastrophique, parviennent à impressionner et à remplir leur commande de film apocalyptique. Infinity War répondra donc aux attentes de ceux qui souhaitaient voir l’univers de Marvel s’effondrer joyeusement sous son propre poids, or il semble qu’à courtiser cette implosion, le film est devenu malade de cette obésité de personnages, qu’il s’est lui-même porté aux limites de son récit et qu’il s’en extirpe finalement, grâce à Thanos, avec une forme de désintérêt pour la vie, troquée contre un idéal d’équilibre, de « balance », comme si Thanos lui-même était le monstre industriel venu dévoré ces personnages avant qu’ils ne prolifèrent davantage en tuant la demande. Cynisme mordant ou hasard d’une écriture fourre-tout ? Le problème de Marvel Studios, à cet instant, c’est qu’on puisse encore en douter.




[1] Pour rappel, le premier Iron Man a pris l’affiche quelques mois avant la première élection de Barack Obama, elle-même ayant bénéficié de la première vague de popularité des réseaux sociaux. Sur bien des aspects culturels et historiques, le « grand récit » de Marvel a largement encadré, si ce n’est défini, la culture populaire dans ce qu’elle a de plus contemporain.
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Critique publiée le 25 avril 2018.