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Tangerine (2015)
Sean Baker

Donner à voir, en relativisant le spectacle

Par Olivier Lamothe

« You forget that I got a dick too! »
- Alexandra

 
À divers degrés d’entrepreneuriat, et selon divers principes fondateurs, l’on s’attend désormais à voir se succéder cycliquement de nouvelles générations de cinéastes qui n’attendent ni capitaux ni permission pour tourner. Un peu comme cette urgence brute actuelle, marquée du sceau D.I.Y., des jeune cinéastes new-yorkais des années 2010[1]. Né plus ou moins de cette dernière fournée, le cinéma de Sean Baker fait corps avec la charge libidinale de sa cohorte et livre une fois de plus, avec Tangerine, une appréhension sensible de la réalité états-unienne.
             
D’apparence purement utilitaire, le canevas du film se limite à un itinéraire excentrique bien circonscrit. C’est la veille de Noël dans Tinseltown, un quartier malfamé de Los Angeles présenté comme un désert culturel où semblent s’étaler une multitude de lieux de passage pas si passants. Sin-Dee retrouve son amie Alexandra suite à un séjour de près d’un mois en prison, rien qui ne semble étonner qui que ce soit dans leur univers de prostitution transgenre. On lui demandera plutôt avec enthousiasme des nouvelles de son indice boursier sur les marchés carcéraux du sexe. Apprenant l’infidélité de son amoureux-proxénète durant son absence, elle part à la recherche des deux fautifs en n’ayant pour seul objectif que de se faire justice. S’annonçant démesuré dès le départ, le parcours révèle des fragments d’un circuit fermé : des gens, des situations ; une richesse d’interactions que le cinéaste s’emploie à rescaper de l’inaperçu.
 
En ce sens, Tangerine n’est pas différent de ses deux derniers longs métrages, Starlett, qui s’immisçait dans le quotidien d’un créneau de monde gravitant dans l’industrie ordinaire de la pornographie, et Prince of Broadway, qui déployait sa structure narrative à même les contraintes et les contradictions existentielles d’un vendeur de toc à Manhattan.
 
Sauf que Baker assume pour l’occasion une esthétique maniérée comme jamais auparavant, voire complètement grotesque. Quelque part dans la continuité revendiquée de Dogme95 – peut-être ici paradoxalement – et proche parent d’Harmony Korine, on ne peut passer sous silence le tournage effectué entièrement à l’aide de la caméra d’un téléphone intelligent. Malgré l’étonnante performance de ces petits gadgets communs, l’image demeure évidemment insuffisante au vu des standards officiels du grand écran. Une image aplatie par l’uniformité des mauvais contrastes en lumière naturelle et par une saturation-désaturation en teintes majoritaires de jaune bleu-verdâtre. Puis, parce qu’on ne peut pas dire granuleuse, il faudra se contenter de la qualifier de vaguement précise. Bref, une excentricité à sa manière, à l’opposé des différentes tendances du numérique à vouloir obtenir des résolutions plus lisses et précises que nature, nouveaux modes de voir d’ores déjà désuets entre les mains de Baker.
 
C’est donc sans surprise que la forme emphatique de Tangerine retient généralement l’attention sur son passage. Surtout qu’on n’y ménage aucun effet de style, parmi lesquels on se côtoient des travellings circulaires dignes des plus spectaculaires plans de vidéoclip tournés au drone aérien, du dubstep-gangsta rap plaqué sur les violentes inclinations des personnages – ou une non moins agressive pause cigarette en do mineur (ouverture de Coriolan, opus 62 de Beethoven) – et un montage tout aussi syncopé, avec notamment des inserts rigolos, comme ce long et filiforme bonhomme gonflable dont la danse ridicule se cale sur les basses profondes. De quoi purger, finalement, n’importe quel pathétisme identitaire gonflé aux stéroïdes de la supposément contre-culture dominante.

Car si le jeu et la mise en scène y sont soulignés à gros traits, avec des personnages à la théâtralité décomplexée, c’est qu’il y a nécessité de tout briser dès le départ. Tout foutre en l’air a priori, pour s’accorder progressivement un regard sain sur une filiale ciblée de l’état du Monde[2]. Ainsi voit-on se succéder les différents épisodes d’un 24 décembre pas si différent des autres jours, dans un quadrilatère de prostitution transgenre. Téléphone-caméra au poing, un chauffeur de taxi arménien, ami et client régulier de Sin-Dee et Alexandra, transporte les bozos semi-dégénérés de son époque. On vomit dans sa voiture, on lui raconte des histoires, et on y baise toute sorte de monde. D’un comptoir à beigne à un cabaret vide, d’une irruption dans un motel à une séquestration en public qui n’en finit plus, tous sont prisonniers d’un même écosystème, même les policiers, blasés de cette triste routine. Et Baker fouille et documente, par la fiction, ce petit merdier humain, sans jugement ni complaisance, en fin de compte.
 
Il manquera peut-être à Tangerine, pour les habitués de Sean Baker, les perspectives existentielles moins étouffantes que l’on retrouve dans Prince of Broadway et Starlet. Dans les deux cas, une relation en devenir offre un tant soit peu d’espoir. Ici, une fois les personnages devant leur miroir de vie, rien n’indique de possibles en dehors du connu convenu d’un petit monde hermétique. Constat réaliste, sûrement, qui force le spectateur à contempler la beauté d’une solidarité de fortune dans les rapports interpersonnels, la bouée ultime de l’individu.      
 
Dans tous les cas, l’urgence de tourner demeure légitime et appréciable, car Tangerine aurait pu se reposer sur son emploi de nouveaux procédés techniques pour se justifier de son entreprise. Ou sur son sarcasme esthétique exacerbé. Le film aurait pu aussi miser sur son sujet du seul fait qu’il soit inusité dans une industrie franchement hétéronormative. Mais à date, ce n’est pas dans les habitudes de Sean Baker. Ni documentariste ni sociologue en exhortant la démesure de l’image banale et surmédiatisée du réel, il la transforme en véritable témoignage sensible, empreint de nécessité.



[1] À ce sujet, nous vous recommandons chaudement le numéro de septembre 2011 - N°670 : Do it yourself ! des Cahiers du cinéma.
[2] Un peu comme l’avertissement au début du film À Saint-Henri le cinq septembre, lorsque le narrateur s’avoue toujours déjà biaisé dans son observation.
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Critique publiée le 1er septembre 2015.