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Cars That Ate Paris, The (1974)
Peter Weir

Les dents de l'autoroute

Par Olivier Thibodeau
Le seul titre de ce film culte, humble joyau de la Nouvelle Vague australienne, en dévoile bien plus qu’il ne le laisse paraître. Usant d’une simple confusion logique entre verbe et sujet, il nous livre l’un des concepts-clés des films amaxophobes des années 70 et 80 (Duel, Maximum Overdrive, Christine...), période charnière où l’attrait fanatique de l’Interstate cède à une caution allergique des véhicules motorisés, lesquels se transforment alors en monstres mangeurs d’hommes. The Cars That Ate Paris, c’est simultanément l’anthropomorphisation des véhicules (qui « dévorent » la ville) et la déshumanisation de leurs conducteurs (qui sont réduits à leurs seuls automobiles), bref la fusion forcée de l’homme et d’un objet qui finit par le consumer entièrement. Au-delà de la savoureuse chronique qu’il contient, portrait cynique et pittoresque du village titulaire et de ses habitants déjantés, le film s’impose ainsi comme un exercice essentiel de représentation, jalon historique d’une cinématographie mondiale pour qui le véhicule automobile tend à devenir un archétype à part entière. Succulent mélange de genres bis à mi-chemin entre Duel (1971) et Mad Max (1980), cette foisonnante caricature de la culture automobile exploite les éléments d’horreur du premier tout en préfigurant les éléments westerns du second, profitant en outre d’un irrésistible humour noir qui accentue la complexité de l’œuvre tout en assurant sa qualité intemporelle.

Malgré quelques amusantes références à la capitale française (tel que le Eiffel Tower Cafe aperçu en arrière-plan), Paris n’est en fait qu’un petit village perdu dans la campagne australienne, s’étalant à l’extrémité d’une route sinueuse bordée de vallons abrupts. Or, c’est dans ces derniers que se retrouvent les visiteurs de l’endroit, poussés là par des villageois fanatiques qui récoltent ensuite sans distinction leurs véhicules tordus et leurs corps meurtris, s’appropriant moteurs, radios et portefeuilles, avant de consigner de nouveaux cadavres à la fourrière et de nouveaux légumes au sanatorium. Arthur Waldo est l’un de ses visiteurs. Piégé par les Parisiens lors d’une virée nocturne avec son frère, il se retrouve soudain seul à l’hôpital, entouré de médecins déjantés qui cernent avec empressement sa débilitante phobie pour la conduite automobile. Forcé d’accepter l’hospitalité de ses sauveurs faute de pouvoir s’enfuir par la grand-route, notre timide héros devra vite apprendre à combattre ses démons et apprivoiser les automobiles sauvages qui rôdent aux alentours, devenant tour à tour shérif et assassin pour le plus grand plaisir d’un maire paternaliste et d’un spectateur abasourdi.

Élément emprunté au Duel (1971) de Steven Spielberg, l’animisme appliqué aux véhicules automobiles donne ici une saveur terrifiante au récit, l’amenant jusque dans les recoins sombres du cinéma d’épouvante. Plutôt qu’un camion-citerne agressif, mu malgré ses neurones de cuivre par une intentionnalité perverse, on nous confronte ici aux bolides excentriques conduits par l’exécrable « jeunesse » de l’endroit. Menaces véloces dotées d’une personnalité propre (« les autos sont contrariées par l’immolation [d’un des leurs] » déclare ainsi un badaud), ces entités métalliques sont conséquemment affublées de nombreuses caractéristiques biologiques (épines de fer dignes de hérissons postmodernes, pneus percés de dents métalliques fixés au pare-choc, mâchoires peintes à la bombe sur le capot…). Apparaissant furieusement à l’écran dans une série de gros plans accrocheurs visant à décrire la qualité dantesque du carnage final, ces monstrueuses caractéristiques s’imposent alors comme traits saillants de la proposition iconographique du film. Non seulement lui permettent-il d’établir une relation symbiotique avec le cinéma d’épouvante, dont il utilise les codes tout en élargissant son bestiaire, épaississant du coup la miction des genres qui caractérise l’œuvre (du drame social, le film passe à la comédie et au western d’un négligeant battement de cil), mais elles permettent également de pousser à fond l’idée d’anthropomorphisme automobile présent dans Duel. On assiste ainsi à la fusion directe de la personnalité antisociale des chauffards et de l’armure métallique qu’ils utilisent pour exercer violence contre autrui. De cette fusion naît alors une créature altière et inédite, véritable objet de cauchemar dont l’anonymat et l’impunité cachent de façon angoissante le cœur humain sensé la maîtriser.

Derrière la monstruosité extraordinaire des véhicules enragés semant la pagaille au village se terre ici la monstruosité pernicieuse de la culture automobile qui y règne. Ancrée profondément dans ce microcosme rural autrefois isolé et autosuffisant, celle-ci est parvenue à en redéfinir radicalement les mœurs, aliénant les gens de leur culture traditionnelle et pervertissant le portrait traditionnel de leur milieu. L’expression de ce changement est particulièrement éloquente lors d’une longue séquence où Peter Weir cadre le quotidien de ses personnages, remplaçant savamment les objets usités de la vie campagnarde par diverses composantes automobiles. On voit ainsi un jeune garçon pataugeant dans un pneu, une vieille femme récurant un enjoliveur sur sa véranda et un homme échangeant ses souliers au magasin général contre de nouveaux pneus. Indéniables signes des temps, ces troublantes manies ne constituent pourtant que la pointe de l’iceberg, puisque c’est l’omniprésence des véhicules automobiles qui donne ici tout son pouvoir d’évocation à l’œuvre. Présents dans virtuellement chaque plan extérieur, les antagonistes titulaires se retrouvent ainsi à chaque coin de rue, investissant même la nature vierge aux abords du village. Cette prolifération contagieuse des bêtes à moteur trouve en effet son expression essentielle dans une rare scène pastorale où le protagoniste se promène parmi les herbes hautes et les arbres tranquilles, rapidement dérangé par une automobile qui point à l’extrémité du plan, le pourchassant ensuite, annihilant du coup toute l’idée d’idylle champêtre ainsi que la foisonnante iconographie dont elle est la source. 

La mort annoncée de l’idylle champêtre préfigure en outre le Mad Max de George Miller, dont la série éponyme de films d’action musclés culmine d’horreur avec la destruction extra-diégétique de l’erg vierge du Namib. Non seulement annonce-t-elle le noyau dramatique du film, alors que le protagoniste titulaire se heurte à une bande de motocyclistes déments lors d’une virée avec sa femme et son fils dans la campagne australienne, mais elle inspire également la représentation de l’univers chaotique où évolue ce protagoniste. Portrait d’un monde limitrophe de la civilisation, où la liberté offerte par l’automobile se transforme en frénésie indomptable et où la puissance du moteur remplace la puissance du pistolet comme expression d’un machisme régnant, le film prend sa source directement dans l’iconographie du western. Les paysages déserts s’imposent alors comme éléments opérants de l’aliénation mutuelle des personnages et de leur antagonisme subséquent, tandis que la représentation du héros renvoie spécifiquement aux modèles d’antan. Justicier solitaire confronté à une bande de hors-la-loi excentriques, Max se révèle ainsi comme remplaçant du shérif d’autrefois, lequel doit compenser pour l’absence d’une justice pénale organisée grâce à des efforts personnels incessants. Stationné dans un « Hall of Justice » désaffecté, coquille vide jonchée de détritus où les procureurs se retrouvent impuissants face à une criminalité rampante, il ne lui reste plus alors que la justice des routes, là où les chevaux-vapeur remplacent les chevaux dans une mise à jour opportune des récits du Far West. À ce titre, Arthur Waldo se révèle ainsi comme le penchant introverti du personnage de Mel Gibson, s’avançant dans la grande allée en sa qualité de « parking officer », confrontant en mode duel les jeunes chauffards locaux dont les bolides sont stationnés chaotiquement dans Paris.

Aux États-Unis et en Australie, même combat pour les vastes régions sauvages qui s’étendent entre les grands centres urbains, même éloignement des individus sous le signe du rapprochement promis par la prolifération des routes. Voilà pourquoi The Cars That Ate Paris revêt une telle importance historique. Chaînon manquant entre la mythologie américaine (cinéma d’horreur amaxophobe et éléments western) et son penchant australien (représentation du hors-la-loi et « myth of the bush »), il se révèle non seulement comme une délicieuse satire de l’époque, mais comme un jalon mésestimé de la cinématographie mondiale.
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Critique publiée le 17 août 2015.
 
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