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Transatlantique (2014)
Félix Dufour-Laperrière

Le vide intercostal

Par Olivier Thibodeau

Le vide intersidéral et les grandes étendues marines deviennent vite symbiotiques dans ce plus récent essai cinématographique de Félix Dufour-Laperrière, permettant à celui-ci de transcender la simple chronique de voyage et de s’imposer comme un enivrant objet d’esthétisme triomphant. Milieux impitoyables et inhospitaliers pour l’homme, qui doit lui opposer de gigantesques mais désespérément vulnérables vaisseaux, la mer et l’espace constituent néanmoins pour lui une source de fascination indéniable, berceau d’un sentiment d’altérité inestimable que le réalisateur parvient ici à cerner avec brio. Malgré son titre bassement prosaïque, Transatlantique se révèle comme le portrait d’une envoûtante croisière astrale. Usant d’une photographie noir et blanc tout en contrastes et d’une bande sonore habilement décalée, le jeune onéfien parvient en effet à évoquer de façon savante un climat d’étrangeté digne des meilleurs films de science-fiction, créant un univers tantôt banal tantôt extraterrestre qui contrarie sans cesse notre notion de l’espace au profit d’un hors champ infini qui ne cesse de nous rappeler l’immensité du vide environnant. Il nous invite ainsi gracieusement à lui emboîter le pas dans une traversée hypnotique dont il est impossible de débarquer sans mirer l’horizon et les vastes territoires inexplorés qui se cachent derrière.

C’est à bord d’un cargo opéré par un équipage indien que le réalisateur et ses deux frères effectuent ici le voyage titulaire, s’efforçant de capturer non seulement la vie des marins, affairés au maintien de machines cyclopéennes ou à divers jeux d’adresse, mais surtout l’impression pourtant impalpable ressentie par tous ces prisonniers de Neptune. Construit en alternance de tranches de vie banales (entretien du navire, navigation sous la pluie, repas dans le mess hall...) et d’images poétiques insaisissables (visages désincarnés émergeants du noir, papiers peints de vagues filiformes, stupéfiants plans d’ensemble de la cale obscurcie...), le film dresse un portrait à la fois réaliste et éthéré de la vie en mer. Les frères Dufour-Laperrière parviennent ainsi à saisir non seulement la nature du travail des marins, mais surtout la qualité onirique de la vie sur les flots, nous conviant à un voyage fascinant qui nous engloutit à la manière des vagues ondulantes de l’Atlantique et nous garde en transe jusqu’à notre arrivée au Québec, où la vue des clochers sonne notre réveil forcé suite à un merveilleux songe éveillé auquel on voudra immédiatement retourner.

Élément primordial pour l’entretien du sentiment d’altérité si cher au réalisateur est la fragmentation chirurgicale de l’espace qu’il effectue ici, créant du coup un espace hors champ particulièrement vaste qui ne cesse de nous rappeler l’immensité oppressante de la mer environnante. Le mess hall, la cale et les cabines des marins sont ainsi fragmentés en une série de gros plans confusément emboutis pour mieux en dégager la nature étrangère, voire inhumaine, nous forçant du coup à reconstituer l’entièreté de la chose de manière désespérément hésitante. À l’instar des cargos flottants de la science-fiction, on découvre ainsi un espace froid et claustrophobe dont l’architecture indistincte en accentue dramatiquement la nature inhospitalière. Même les limites du cadre semblent toujours receler un vide létal, rappel constant d’un péril de tous les instants. Dans un plan particulièrement évocateur, on verra donc deux hommes nettoyer la façade de la passerelle de navigation en équilibre sur une simple planche ceinte de câbles entrecroisés. Ces deux hommes semblent suspendus très haut, mais il nous est alors impossible de dire à quelle hauteur, si bien que l’espace hors champ situé sous le plan nous suggère immédiatement la chute mortelle, au même titre que le spectacle de vagues déchaînées nous suggère immédiatement la noyade au cœur de l’île flottante servant de refuges à nos compagnons de voyage.

L’altérité se manifeste également dans l’exceptionnelle photographie noir et blanc préconisée par le réalisateur, laquelle use de contrastes prononcés pour accentuer l’abstraction du paysage et créer une série de vignettes impressionnistes à partir de simples tableaux maritimes. La sortie initiale du port est particulièrement mémorable à cet égard puisqu’on assiste alors à l’illumination de flots noirs par une constellation de lumières auréolées produisant l’effet d’un étrange ciel industriel sous lequel le cargo se mue en navette lancée vers les profondeurs stellaires. La présence de noirs si prononcés permet en outre la création de nombreux iris au contenu hypnotique. On aperçoit ainsi les vagues silhouettes cerclées de noir de divers marins au travail dans de larges conduits à fonction indéterminée. La nature exacte des tâches effectuées demeure alors inconnue, à l’instar des tâches de maintenance faites à bord des nombreuses navettes fictives zébrant la stratosphère cinématographique. Lors d’une séquence plus mémorable encore, on voit deux hommes descendre profondément dans la cale en empruntant un conduit métallique aux allures surdéterminées. Une fois là-bas, on ne peut plus distinguer que les faisceaux de leurs torches dans l’obscurité totale alors qu’ils s’avancent tranquillement vers un objectif incertain. Minuscules éléments dans un plan d’ensemble inespéré, ils apparaissent ici en explorateurs héroïques, s’aventurant dans les profondeurs insondables d’un étrange paysage industriel qui nous est bientôt dévoilé à l’aide de plans subjectifs bizarrement indéfrichables, treillis de câbles enchevêtrés sur fond métallique qui ne manquent pas de nous rappeler l’imagerie candide de la science-fiction classique. L’absence de dialogues explicatifs préserve d’ailleurs à merveille l’opacité scientifique de celle-ci, laissant à notre seule imagination le soin d’inscrire une fonction spécifique aux différents items parfois indistincts apparaissant à l’écran comme autant de gadgets fantaisistes. Même les rêves des marins finissent bientôt par contaminer la diégèse, apparitions fantomatiques de chanteuses bollywoodiennes dont la qualité onirique s’inscrit parfaitement dans l’étrange proposition d’observation poétique que nous fait ici un réalisateur très rusé.

Au final, la construction entière du film s’avère irréprochable, faisant de l’œuvre non pas la simple invitation au voyage qu’on s’imagine d’abord, mais l’excitante odyssée que rend possible la facture impressionniste de l’œuvre et sa contamination savante d’une réalité autiste soudainement gorgée de sens. S’il débute et se termine sur le même mantra, reflet du caractère cyclique de la vie des marins et de la foi nécessaire pour y souscrire (ou s’y soustraire), il s’ouvre et se ferme également sur un voile ondulant de vagues noires. Cette image obsédante se profile alors langoureusement à l’écran, nous mettant au défi de définir son contenu exact tout en confinant la traversée titulaire dans l’univers éthéré décrit de façon si sensible tout au long du film. C’est une œuvre très accomplie que nous offre ainsi Dufour-Laperrière, objet d’une beauté fascinante dont le titre pourtant simple et superficiel cache une profondeur inespérée où l’on se noie volontiers. Il suffirait d’ailleurs au cinéma narratif « traditionnel » que d’une fraction de la qualité atmosphérique d’un tel essai pour le lancer en orbite, à la rencontre du vaisseau ici présent, dont les errances sur les flots sombres du grand étang nous rappellent miraculeusement la présence d’un espace intercostal tout aussi hypnotique et impénétrable que l’espace intersidéral de nos rêves les plus fous.

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Critique publiée le 29 mai 2015.