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Daughters of the Dust (1991)
Julie Dash

Les mains noires-indigo

Par Ouennassa Khiari

Il y a presque 30 ans — une génération —, sortait en salles pour la première fois un film américain réalisé par une femme noire : Daughters of the Dust, de Julie Dash (1991). Ce grand classique du cinéma indépendant est à mes yeux l’un de ses plus beaux poèmes.

Au cœur de la révolution industrielle, trois générations d’hommes, femmes et enfants descendants du peuple Ibo, enlevé à sa terre et mis en esclavage, décident de quitter leur petite île de Caroline du Sud pour aller vers le Nord. À l’occasion, deux femmes de la famille Peazant parties depuis longtemps, Viola et Yellow Mary, s’en retournent, l’une accompagnée d’un photographe, l’autre de sa compagne. À la façon d’un poème les images et les sons juxtaposés ne suivent pas la linéarité occidentale du temps. La voix de la fille que Eula porte encore dans son ventre raconte l’histoire de sa famille au passé. Sa silhouette d’enfant participe aux jeux de ses jeunes cousin.e.s et hante aussi bien les ancêtres que les adultes.

De sorte que ce ne sont pas les préparatifs mais l’histoire des femmes Peazant et leur quotidien qui sont au cœur de ce film. C’est que l’enjeu est historique, temporel avant d’être dramatique. La mise en scène des questions soulevées par la décision de partir passe par celle de la vie d’une communauté, ses dissensions, ses mythes et ses rêves. Le souci principal de l’aînée, Nana Peazant, est celui de la transmission de la culture, de la spiritualité et de l’expérience des ancêtres, qu’une mémoire traversée par les déchirures de l’esclavage devra porter hors d’Ibo Landings. Figures de cette migration, Yellow Mary et Viola sont par ailleurs présentées à la fois comme des antipodes et comme les deux facettes d’une même pièce, lancée dans le pari d’aller vers le continent et sa « modernité ». La première, travailleuse du sexe, est financièrement indépendante. La seconde, profondément chrétienne, se lamente de l’hérésie dans laquelle vit le reste de sa famille. L’une est vêtue de blanc, l’autre d’une robe d’un noir un peu passé, proche de l’indigo porté par Nana Peazant. Ce duo représente un embranchement parmi de nombreux autres dans le film.
 


 

Les couleurs, par des jeux d’éclairage et de cadrage, s’éclaircissent et s’assombrissent pour accompagner l’épopée de la mémoire familiale en pleine (re)construction. La lumière s’amuse à des contrastes, découpant des ombres sur des visages, découpant des silhouettes sur l’horizon. Le noir tel qu’il est transmis se donne donc à voir et à entendre de bien des façons dans Daughters of the Dust: il s’agit de la mélanine des peaux magnifiées par une cinématographie remarquable, que le contraste avec les pastels du décor et le blanc immaculé des robes fait ressortir. C’est aussi le noir laissé par l’indigo sur les mains des aîné.e.s, trace indélébile de l’esclavage — à ce titre l’indigo rejoint la liste des nuances de noir travaillées dans le film. C’est le noir soudain du ciel tombant sur Eli lorsque dans un élan de rage il détruit l’arbre à bouteilles protégeant les Peazant, comme le signe d’une nuit terrible du cœur, de la colère ou la tristesse des ancêtres renié.e.s. Enfin, c’est le bois noirci de la statue d’un homme enchaîné, flottant au bord de l’eau. Autant d’éléments façonnant subtilement la narration d’un trauma trans-générationnel.

Ce travail mémoriel n’est pas sans évoquer par exemple l’ouvrage de la chercheuse Christina Sharpe, In the Wake (2016) [1]. En s’appuyant sur des œuvres littéraires, filmiques ou photographiques, ainsi que sur des archives, elle déploie une longue réflexion sur l’ontologie noire au lendemain de l’esclavage et de la colonisation. Les sens multiples du terme « wake » — éveil, veillée, ou sillage — font résonner les traumas liés aux vies volées, aux maudits bateaux et au travail que représente le simple fait d’être dans cet après qui en garde encore tant de traces. Pour reprendre sa formule : « I use the wake in all of its meanings as a means of understanding how slavery’s violences emerge within the contemporary conditions of spatial, legal, psychic, material, and other dimensions of Black non/being as well as in Black modes of resistance [2]».



Similairement, les nuances de noir du film de Julie Dash recomposent une peinture importante dans un geste de résistance à l’effacement des voix et des corps des femmes noires. Il exige ainsi de se souvenir, et de rappeler. La cinéaste décompose donc sa narration pour mieux saisir la complexité de son sujet. Des tableaux vivants suspendent dans le temps des gestes-souvenirs : La peau noire d’un bras découpé de tissu blanc apparaît, parfaite, et l’on redevient soudain une enfant fascinée par les gestes maternels, les yeux à hauteur de table, à la façon d’une peinture de genre qui redonnerait à ces femmes anonymes leur juste place dans l’Histoire : une nécessité pour tout éveil des consciences. Une femme dans le cadre d’une fenêtre observée par son compagnon dans l’embrasure d’une porte, séparés par le trauma d’un viol. La caméra en s’approchant laisse deviner le pigment indigo dans les fissures du bois et sous les couches légères de papier blanc dont les murs sont couverts. Eula, enceinte, refuse de donner le nom du coupable à son mari Eli, de peur qu’il ne lui arrive quelque chose —Yellow Mary mentionnera le danger d’un lynchage — s’il essayait de la venger. Ces traces d’indigo nous rappellent que le passé d’où le pigment sort n’est pas très loin.

Après la première mention de l’esclavage par Nana Peazant, durant lequel la famille était forcée de travailler les pigments indigo, une succession de plans resserrés sur des mains parcourent le film, rendant à ces mains leur autonomie, leur humanité. Ce sont celles d’une femme nettoyant un bébé, celles d’une femme posant des têtes d’okra sur le front de ses petits-enfants avec un grand rire. Celles d’hommes jouant au bord de la plage. Celles d’une aînée acharnée à se remémorer et protéger ancêtres et descendant.e.s, à les veiller.



Plus significativement encore, ces mêmes ancêtres apparaissent à nouveau plus tard, racontés cette fois par la fille de Eula, laquelle plonge la main dans un bac de teinture indigo et participant au travail. Car si les pigments indigo ne peuvent pas effectivement marquer les mains des femmes et hommes Gullah, les souvenirs de cette histoire laissent leur trace. Plusieurs fois la petite dira «  ». Elle finira par dire « I remember, and I recall», énonçant par-là la volonté de la cinéaste.

Allongée dans l’eau des marécages, la statue de bois revient tout le long du film; un leitmotiv clair, mais dont le sens complet ne sera pas saisissable avant la dernière partie du film. C’est d’abord Eula postée au bord de l’eau, qui raconte à son enfant le mythe en question. Celui d’un groupe refusant le destin pressenti, fuyant jusqu’à leur terre natale en marchant sur l’eau. Celui de tou.te.s celles et ceux noyés dans les eaux sombres, dans le sillage d’un bateau. Lorsqu’Eli, flottant à son tour sur l’eau, recouvre la statue d’eau, elle apparait plus sombre que jamais. Cette scène rend au film tout son sens. Ce film et ses personnages, dans toute leur lumière, veillent au souvenir et à l’héritage d’ancêtres anonymes, perdus dans le noir de la mémoire, comme on veille ses morts.

 

 

 


[1] Sharpe, Christina. 2016. In the Wake. On Blackness and Being. Durham and London : Duke University Press.

[2] Ibid., p. 14.

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Critique publiée le 30 juillet 2020.
 
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BIOGRAPHIE

Ouennassa Khiari
est doctorante en études cinématographiques à l'Université de Montréal. Fascinée par les images, elle a étudié l'histoire de l'art avant de se pencher sur la littérature et retourner à ses premières passions filmiques. Ses recherches portent sur le potentiel politique des affects portés par le cinéma, notamment autour des questions d'appartenance, d'exclusion et de nationalisme.