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20,000 Days on Earth (2014)
Iain Forsyth et Jane Pollard

Documenter le mythe

Par Sylvain Lavallée
Dans sa pièce Tupelo, Nick Cave raconte la naissance d’Elvis Presley (en 1935, à Tupelo, Mississippi) en l’associant à un déchaînement climatique, un Déluge aux dimensions proprement bibliques : au milieu de la tempête, du grondement de la basse, des clameurs distorsionnées de la guitare et des roulements primaux de la batterie, la voix de Cave, enflammée, s’élève tel un prêcheur emporté par sa vision, un prophète annonçant la venue prochaine du King et, partant, du rock. Les détails biographiques (le lieu de naissance de Presley et la référence au first-born dead entre autres) côtoient les glissements chronologiques (la tempête a eu lieu en 1936) et les références musicales (John Lee Hooker relatait le même orage dans Tupelo Blues), Cave transformant ainsi l’anecdote en véritable mythe fondateur du rock, faisant du King un Christ nouveau venu expier les péchés des habitants de Tupelo pour les sauver de la destruction. Une des pièces maîtresses de l’oeuvre de Cave, Tupelo décrit implicitement la relation de l’artiste à son art, la musique étant pour Cave une sorte de religion, c’est-à-dire une croyance en une force supérieure, celle de l’art, permettant de transformer le monde.

Évidemment, Tupelo ne narre pas la naissance réelle de Presley, mais celle de l’artiste et plus précisément celle de son mythe tel qu’il se manifeste dans la musique de Cave, qui rend ainsi hommage au pouvoir transformateur que le King a exercé sur lui. De façon semblable, 20,000 Days on Earth est un documentaire de forme somme toute assez classique sur Nick Cave, alternant entre des entrevues, des discussions avec ses musiciens, des extraits d’archives, des répétitions en studio et des interprétations sur scène, mais la particularité du film d’Iain Forsyth et de Jane Pollard est d’utiliser cette esthétique des plus familières pour dresser le portrait d’un artiste tel qu’il existe à travers sa création plutôt que de l’homme quotidien qui se terre derrière. Ce qui est documenté, c’est donc l’identité que Cave se crée à travers son oeuvre, d’où l’impression de regarder une fiction plus qu’un documentaire. Mais que les aveux de Cave à son psychanalyste (un acteur) soient probablement faux importe peu puisque le film présente ce faux comme producteur de vérités sur l’artiste et son art. Autrement dit, aussi mis en scène soit ce film, il est difficile de concevoir un document plus vrai sur Nick Cave puisque nous sommes au coeur même de son processus de création (ce qui en fait un film des plus intimes, même s’il n’y a aucune révélation sur la vie personnelle de l’homme).

20,000 Days on Earth se tient sous le signe du possible : pas de caméra voyeuriste ici qui s’introduirait en douce pour suivre Cave lors de sa « vraie » 20 000e journée sur Terre, il s’agit plutôt d’un exercice d’imagination cherchant à représenter ce que pourrait être cette journée du point de vue de l’artiste, ou ce que pourrait être une discussion entre lui et Blixa Bargeld ou Kylie Minogue, d’anciens collaborateurs. Le film évite ainsi l’erreur usuelle des biographies d’artistes qui tendent à réduire les oeuvres à une série d’anecdotes personnelles, comme si la création n’était rien d’autre qu’une répétition vaguement imagée d’un fait réel. À quelques reprises, Cave insiste sur l’importance de la mémoire et du souvenir : ses chansons partent toujours du réel, mais il ne s’agit jamais chez lui d’une simple répétition d’un fait vécu, il y a toujours un processus de transformation. Ce dernier mot revient souvent (au prix de quelques redites d’ailleurs), à propos de Nina Simone et de sa métamorphose sur scène, par rapport à la relation de Cave avec les spectateurs de la première rangée durant ses performances live, etc. Dans tous les cas, l’idée est la même : l’art est plus grand que l’homme, une fois rédigée l’oeuvre dépasse son créateur et elle traverse ses spectateurs pour les transformer à leur tour.

Le projet de 20,000 Days on Earth est de rester fidèle à cette grandeur, cet incommensurable, mais le film n’y parvient pas toujours : les quelques prestations musicales servent d’illustrations aux propos qui précèdent, ce qui tend malheureusement à en refermer le sens. Par exemple, après avoir présenté l’écriture comme une tentative de redécouvrir le paradis perdu de son enfance, Cave, seul au piano, entame une chanson sur sa jeunesse, le film forçant par ce montage une certaine interprétation, au détriment des autres lectures possibles; le mouvement, la transformation tant vantés par Cave se voient ainsi figés par le film. En fait, chaque interlude musical représente un aspect de l’oeuvre du musicien, mais cette segmentation trop franche contredit les propos de celui-ci en ce qu’elle guide notre regard dans une direction précise, négligeant l’impression d’ensemble au profit d’une partie bien ciblée.

Exception notable : la finale, une performance de Jubilee Street, une pièce du dernier album de Cave et ses fidèles Bad Seeds, Push the Sky Away, une scène qui condense tout le film en un moment fulgurant. Des archives de l’ensemble de la carrière de Cave entrecoupent sa prestation présente, alors que le chanteur clame ses I’m vibrating, I’m transforming, Look at me now, l’image faisant ressortir à la surface toutes ces nappes de passé qui hantent ce moment présent, ce Now qui est le présent de l’oeuvre engouffrant l’artiste et ses spectateurs. Le montage ne cherche pas à représenter ainsi des Nick Cave en succession pour nous faire part de ses divers changements physiques à travers les ans, des signes superficiels de ce que le film entend par « transformation », il s’agit plutôt d’un équivalent visuel à la philosophie esthétique défendue tout du long, car ce qui se transforme avant tout, c’est l’identité de l’artiste, son oeuvre, dont le sens fluctue avec le temps, chaque nouvelle pièce étant à la fois une extension et une réinterprétation du Tout, d’où un montage qui superpose plutôt qu’il ne fait succéder les divers Nick Cave pour tous les contenir en cet instant.

Comme dans le souvenir confié au psychanalyste du père lisant le Lolita de Nabokov à voix haute, Cave enfle sous nos yeux, gagne en grandeur alors qu’il se laisse emporter par son art (une sensation d’abandon qu’il décrivait plus tôt). Architecte d’une oeuvre dont il n’arrive pas à mesurer lui-même l’ampleur, d’où l’impression qu’il n’en est que le prêtre, simple conduit terrestre d’une force qui le dépasse, le chanteur devient sous nos yeux tel le King de Tupelo, c’est-à-dire un mythe dont la vérité, l’effet de transcendance, repose sur le processus (infini, à jamais inachevé) de fictionnalisation exposé par le film autant que sur les spectateurs qui, en accueillant l’oeuvre, peuvent participer aussi à son (leur) devenir.
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Critique publiée le 6 octobre 2014.