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Trois moments lumineux

Par Mike Hoolboom

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Vaste et complexe, le cinéma québécois vaut la peine d'être vu, exploré, décortiqué, commémoré et même pourfendu ou admiré, mais aussi rêvé, évoqué, sublimé ou carrément vécu. Portée autant par l'inspiration du moment, l'actualité générale, les souvenirs cinéphiliques ou professionnels, sa propre histoire ou celle de la société qui lui donne son souffle, et aussi les thèmes des numéros de la revue, cette section se veut à la fois une fenêtre sur le cinéma d'ici et une porte ouverte à ceux et celles qui le font. Son objectif ? Partager des expériences de notre cinéma, de ses artistes et artisan·e·s, et les ouvrir sur le monde. Mettre le cinéma d'ici en relation avec d'autres voix et d'autres regards — du dedans et du dehors, acérés ou tendres, intimistes ou universels, anecdotiques, historiques ou panoramiques, nationaux ou étrangers, mais toujours personnels.

 Claire Valade, Éditrice Cinéma québécois

 

PRÉLUDE

On m’a offert un écrin pour écrire sur les artistes du cinéma québécois, accompagné d’une promesse d’argent instantané. Comment aurais-je pu refuser ? Mathieu et Claire espéraient simplement quelques mots pour leur revue déjà fort bien. À chacune de mes suggestions, ils acquiesçaient. À chacun de mes courriels trop longs, ils répondaient par des messages encore plus longs, encore plus réfléchis, plus attentionnés, et plus intelligents. Que pouvais-je faire d’autre que de répondre à leur invitation ? Voici trois artistes basé·e·s au Québec qui, pour moi, ouvrent actuellement la voie dans le monde du cinéma expérimental.

 


:: Mobiliser (Caroline Monnet, 2015) [ONF]

CAROLINE MONNET

Imaginons les Grecs antiques… non, attendez… plutôt, les anciens Algonquins. Selon eux, il n’existe que deux sortes d’artistes. Les premier·ère·s commencent avec une carte, une empreinte à la place des yeux, un pochoir à la place des mains. L’ensemble de leur œuvre forme un corpus, des premiers gribouillages de leurs quatre ans, griffonnés à la hâte sur un sac à lunch pendant la récréation, jusqu’à leur brillant chef-d’œuvre cinq décennies plus tard, sculpture monumentale aussi vaste que la ville où ils sont établis. Tout ce qu’ils créent ressemble à tout ce qu’ils ont déjà créé par le passé. À la place d’une déviation, il y a cohérence, profondeur et intégrité. En fait, leur nom est inscrit dans le dictionnaire à côté de la définition de ces valeurs chéries. Leur œuvre est non seulement rigoureuse ; elle est synonyme de rigueur.

Comme j’ai désiré devenir cet artiste ! Celui qui photographie chaque personne dans le monde comme si c’était la même personne. À la place, j’ai été condamné à devenir la seconde sorte d’artiste.

Le second type d’artistes est nomade. Il peut produire une pièce de théâtre, écrire un poème ou s’essayer à des sujets tabous. S’il est cinéaste, on peut s’attendre à ce qu’il ne produise jamais ce à quoi on s’attend. Quel soulagement ai-je éprouvé en découvrant le travail de Caroline Monnet ! Cette merveilleuse autodidacte a partagé son temps entre Winnipeg et Montréal, créant des œuvres amorcées comme des structures identitaires faites à la main, des paroles en noir et blanc qui donnaient du style à ses penchants documentaires. Algonquine et Canadienne française, ses origines asymétriques occupent une place prédominante dans ses réalisations. Son éthique du travail passionnée a engendré de nouvelles possibilités, mais elle est pourtant parvenue à naviguer entre les équipes et les collaborateur·trice·s tout en entretenant le caractère incisif de son regard, le souvenir urgent et dévastateur de l’histoire des Premières Nations, le baume de la beauté, et le floutage de toute étiquette facile.

En 2015, l’extraordinaire productrice de l’Office national du film Anita Lee a lancé un projet qu’elle a nommé Souvenir, invitant quatre artistes autochtones à remixer des images d’archives de l’Office. Les rares élu·e·s incluent Jeff Barnaby, Michelle Latimer, Kent Monkman et Caroline Monnet. Bien que les films de commande soient immuablement bien intentionnés, il peut être difficile de percer le sceau gris de la flamme d’autrui, l’urgence d’une personne étrangère. Les étrons bien lisses qui résultent de ces commandes sont souvent célébrés au champagne, puis vite oubliés. Comme toujours, Caroline Monnet est l’exception qui confirme la règle.

Dans Mobiliser (3 minutes, 2015), bien qu’elle n’ait jamais réalisé de film d’images trouvées (found footage) auparavant, ni même montré un grand intérêt envers les archives visuelles, elle réussit à conjurer un époustouflant voyage express qui nous emmène du Grand-Nord canadien jusqu’aux villes du Sud. Chaque plan est une merveille, alors que l’artiste recadre les archives par le prisme autochtone, permettant aux raquetteurs, aux pagayeurs, aux promeneurs et aux monteurs d’acier de traverser le nouvel écran de la rétine.

Elle parvient à abolir la distance entre sa vie et ces images emblématiques, dont certaines sont tirées de classiques comme Charpentier du ciel (1965) de Don Owen, qui montre un Mohawk de Kahnawake en train de forger la silhouette iconique des gratte-ciel new-yorkais, véritable trompe-la-mort érigeant des tours gigantesques vers la stratosphère. Peut-être est-ce moi qui projette, mais j’arrive à sentir la puissance vivifiante de ces images pour l’artiste. Je les vois se précipiter, filer entre ses doigts, alors qu’elle nous ramène vers ces moments oubliés d’intervention autochtone, nous montrant comment ces gens ont créé de nouveaux mondes où vivre.

Mais malgré cet exaltant défilement d’images, chaque scène reste aussi intime, comme si chaque moment était à la fois ému et émouvant. Et de cette étreinte mutuelle, l’artiste évoque un profond sentiment familial. Même les images lointaines semblent proches, faisant partie d’un nouveau pacte familial élargi, d’un film de famille. Les canots permettent de faire flotter les maisons sur l’eau, les forêts deviennent l’orée d’un village enneigé aux habitations neuves. Même les édifices urbains les plus imposants sont créés à la main, une vis à la fois. La cinéaste réengendre ces images, leur donne naissance à nouveau, les extirpant de leurs anciennes demeures pour leur permettre de se réinstaller dans cet horizon utopique où un autre monde est non seulement une possibilité, mais un fait avéré. « Vous voyez, » ces images semblent affirmer en tant que traces documentaires, « nous sommes là depuis toujours ! »

 


:: Desert Islands (2019) [Ralitsa Doncheva]

RALITSA DONCHEVA

Qu’est-ce qui cloche avec les films d’artistes ? Mon ami Aden, spectateur d’une patience infinie et programmateur dans le domaine, croit que nous avons atteint une sorte de nadir, un creux dans le cinéma artistique. Un festival après l’autre déroule fièrement ses modèles saisonniers de la marge, avec ses descriptions alléchantes et ses vignettes scintillantes, mais même un coup d’œil superficiel confirme que ces promesses sont vides, que ces gestes formalistes sont dépourvus de forme, que l’urgence de répéter s’est emparée de ce qui était auparavant le terrain de jeu de l’imagination. Laissez-moi offrir une réponse toute simple, en un seul mot : le problème, c’est la pellicule. Et par cela, je parle de l’émulsion, de ce produit huileux traversé de trous, de cette gélatine équine filtrée par des chimies mutantes. Maintenant qu’on réalise trop de films (bien que ça ne soit pas toujours là où on en aurait vraiment besoin), tourner sur pellicule est une façon de rehausser son image de marque. Et dans cette ère méta-numérique sans contact, voilà une manière de retourner vers des racines analogiques — du moins, c’est le prétexte, quoique la plupart des gens apportent toujours leurs bobines à un laboratoire, comptant sur des multinationales prédatrices pour leur pellicule et attendant leurs transferts numériques à prix d’or.

Par ailleurs, les films sur pellicule créent un fil d’Ariane qui remonte jusqu’aux générations historiques de l’avant-garde — papa et maman, autrement dit — dans l’espoir que les efforts manuels déployés puissent donner au présent une certaine patine d’authenticité. En tant qu’individu qui fait des films depuis 20 ans, je suis dégoûté par ces grands-messes de la nostalgie, par ces répétitions infinies de gestes et d’œuvres qui m’ennuyaient déjà dans les années 1980 lorsqu’il m’arrivait de tomber sur elles. Malheureusement, le petit monde du cinéma marginal est squatté, occupé, envahi depuis des lustres par des programmateurs formalistes intellos aux nobles sentiments pour qui l’idée de l’excellence équivaut au patrimoine de qualité d’une marque internationale. Malheureusement, les artistes plus jeunes — et d’autres moins jeunes — regardent ces vitrines ringardes, ces triomphes du déjà-vu, imaginant que ces œuvres caractérisent la pratique. Ne vous méprenez pas, dans le monde du néolibéralisme, les bureaucrates occupent la position du dessus ; les artistes, celle du dessous. La classe dirigeante de la marge ne se contente pas uniquement de montrer des films, elle s’attache aussi à définir un domaine. Peu importe si ces films endormiraient un chien de garde complètement coké, ce sont des œuvres IMPORTANTES ! Elles définissent ce qui se passe maintenant et pour toujours. Il est difficile de résister à la force gravitationnelle du genre — du moins, à en juger par les efforts des personnes que j’observe autour de moi, tout le monde espérant faire partie des quelques rares élu·e·s.

J’ai rencontré Ralitsa dans une petite fête suivant une projection, soirée vouée à consommer la dernière bière artisanale de Montréal. Il y avait dans son visage une pointe d’indécision et son sourire généreux lui permettait d’absorber les rencontres inattendues comme un luxe escompté.

Je lui ai demandé ce sur quoi elle travaillait et elle m’a parlé d’un court métrage qu’elle ne paraissait pas pressée de terminer, comme si le matériau lui-même avait besoin de reposer, d’acquérir de l’expérience avant de pouvoir être appelé à prendre sa forme définitive. Par-dessus tout, lorsque je rencontre des jeunes gens (et tout le monde que je rencontre aujourd’hui m’apparaît incroyablement jeune), ceux-ci semblent hantés par le temps. Comme si la vieillesse commençait à 23 ans, alors qu’ils ont déjà raté leurs chances les plus importantes, que les portes se referment déjà sur eux depuis des années, comme s’ils étaient arrivés trop tard. Une année passe et l’artiste m’envoie un lien vers son film Desert Islands (11 minutes, 2019), et tous les morceaux tombent alors en place pour moi. Ralitsa est une cinéaste, elle travaille sur la pellicule. Je me prépare au pire, mais je suis surpris par la scène d’ouverture, un écran presque vide offrant un horizon nocturne, interrompu seulement par une série de lampadaires zébrant le cadre à la rencontre de l’artiste qui marche, alors que le bruit de ses pas sur le gravier nous entraîne sur le long chemin brisé d’une femme et de l’homme qui l’accompagnera à jamais. Celui qu’elle appelle son « père ».

 

Si vous voulez préserver la beauté d’une chose, placez-la hors de portée.

 

Chaque image contient un élément de noirceur, un objet obscurci ou encombrant, une part d’ombre trop proche pour être identifiée. L’image numérique aspire à la clarté et à la netteté, l’écran haute résolution si brillant du téléphone permettant à la personne qui regarde l’image de zoomer jusque dans ses microparticules. Peu importe la distance à laquelle vous vous situez, l’image demeure toujours précise et claire. Lisible. L’utopie de l’image numérique est de bannir les secrets et l’intériorité rendue possible par ces secrets. Frederic Jameson a décrit l’image numérique comme une paire de lunettes de soleil : le monde fléchit à sa surface. En fait, il n’est que surface. On peut toujours reconnaître un livre à sa couverture ; dans le cas présent, chaque image n’offre que la possibilité de voir, et insiste sur le fait que cette possibilité ne peut être séparée de ce qui ne peut pas être vu. Le visible et l’invisible font partie d’une danse, courant alternatif qui marque le long chemin de ce court métrage.

La sensibilité de l’artiste à la lumière — et à la toute fin de sa vie, même si elle est bien plus près du début — l’attire inévitablement vers le coucher du soleil. Elle trouve une corde à linge, une île mystérieuse, un village solitaire, de l’eau qui ondule. Je ne crois pas que les films marginaux ont le droit d’être faits sans au moins une scène aquatique. Mais attendez, la première silhouette apparaît ; c’est un homme ordinaire avec une casquette de baseball qui s’accroupit au bord de l’eau, remplissant la pochette d’un lance-pierre d’un mélange mystérieux avant de lancer celui-ci dans le lac en attente.

Nous sommes dans une voiture avec le père de l’artiste. Son corps a disparu ; tout ce qui en reste est une main sur le volant. À la radio, Freddie Mercury chante I Want to Break Free. Un coup d’œil sur la route suffit pour confirmer qu’il s’agit de la même route, celle que ceux-ci ne quitteront jamais, tou·te·s deux condamné·e·s à suivre le même chemin malgré le fait que les devinettes et les commandements usés constituent leur seul langage commun. La cinéaste montre un poulain en train de téter — peut-être les animaux seraient-ils de meilleurs parents pour nous ? — alors que son père cherche à soulever une vieille question philosophique.

 

Que vois-tu dans le noir?

 

Dans la dernière lueur du jour, elle essaie de trouver le visage de son père, seyant toujours dans la voiture, tenant toujours sa demi-tasse d’expresso dans une main tandis que l’autre repose mollement sur le volant. Comme il est plus facile de parler, ou de ne pas parler, lorsqu’on n’arrive pas à se voir. Ce double secret, cette route sans fin, c’est aussi le tracé familial. Je peux sentir la cinéaste rejeter le miroir de son père, alors même qu’elle se reconnaît dans ses silences, dans son bouclier d’assurance usé, dans ses déclarations arbitraires. Un ami m’a récemment parlé d’une liaison passagère avec un homme avec qui les rapprochements étaient possibles, mais pas l’intimité. Cet homme avait besoin de cette proximité, c’est même elle qui le motivait, mais il ne pouvait pas se risquer à faire ce saut que la vulnérabilité exige. Sa blessure l’avait transformé en machine à plaisanterie, en roi de l’évasion. Le père de l’artiste apparaît comme un autre membre de cette tribu, bien qu’il ne soit peut-être pas aussi versé dans la grammaire de l’évitement et de la distraction, son autonomie cuirassée devenue trop efficace à couvrir les trous de son corps, l’envie et la solitude, la peur, surtout, cachée derrière ses lunettes fumées. « Que vois-tu dans le noir ? », demande-t-il, avant de répondre à sa propre question : « Rien. »

L’artiste est laissée seule en quête d’elle-même, chaque image est une ombre fantomatique, un double rêvé. Elle est de retour dans la pièce où elle a grandi ; sa mère se prélasse un peu plus loin dans ses sous-vêtements tandis que son père est en train de faire des dégâts dans la cuisine. Nous sommes en Bulgarie, déterrant les racines, la fondation, l’endroit où les premiers mots de cette famille ont été invoqués. Ralitsa danse pour la caméra, puis nous montre une plante presque noyée pendant que des ombres d’oiseaux passent au-dessus d’elle. Cette image me rappelle que, lorsqu’on attend suffisamment longtemps, une seule image suffit pour tout nous montrer. Son père est là, et sa mère, elle aussi, bien sûr ; en fait, tous les moi qu’elle incarnera reposent dans cette marre d’eau trouble. Pour faire des films, le secret n’est pas de tourner ni d’appuyer sur le déclencheur ; il s’agit d’attendre. Et comment cela arrive à se produire dans notre époque chronophage reste un mystère pour moi. Mais je suis heureux que ce film m’ait offert la preuve que c’est toujours possible. Qu’il existe des gens, quelque part, qui rencontrent leurs mois redoutés, leurs rôles éteints, et qui dansent en sortant de ces pièces, toujours invaincus.

 


:: Croiser quelqu'un (Kanockatonanok, Nicolas Jimy Awashish, 2019) [Wapikoni Mobile]

NICOLAS JIMY AWASHISH

Pourquoi la culture d’exportation est-elle l’apanage des villes ? Pourquoi les scènes, les microcommunautés, l’avant-garde, les assemblées dissidentes dépendent-elles des grandes capitales, avec leur accumulation de richesses et de gens ? Et si ça n’était pas le cas ? Et si les œuvres les plus importantes provenaient d’avant-postes décentrés, de marges géographiques ? Peut-être devrions-nous y chercher là un nouveau départ, de nouvelles vies occupées à inventer de nouveaux cadres parce qu’elles y sont obligées.

Nicolas Jimy Awashish est né il y a 26 ans, au bout d’un chemin d’exploitation forestière de 150 kilomètres dans la région de la Mauricie, au Québec. Il fait partie de la nation atikamekw d’Opitciwan qui poursuit le Canada et le Québec en justice pour ses propres territoires, après quatre décennies de négociation. L’avocat innu Nadir André explique : « C’est une communauté à demi isolée, à demi nomade, qui utilise toujours la terre, qui possède toujours ses aîné·e·s, sa langue, son mode de vie, alors elle a tout ce qu’il faut pour réellement prouver ses revendications. » [1]

Ici, chaque événement culturel et chaque rencontre coopérative s’ouvre par une reconnaissance territoriale. En tant que colonisateur, j’entends par « territoire » chaque cours d’eau, chaque face de chaque flanc montagneux, chaque conversation jamais tenue ici, même entre le lichen et les racines des arbres. Je ne peux pas m’empêcher de me demander ce que ce mot peut bien signifier pour un jeune homme vivant aussi loin dans la campagne, sur une parcelle de terre qui a résisté tant bien que mal au vol d’État marquant les débuts de tant de nations, et où il faut faire couler l’eau courante avant de la boire pour s’assurer d’éliminer une partie du plomb qu’elle contient.

Produit par le Wapikoni mobile, Croiser quelqu'un (Kanockatonanok, 5 minutes 20 secondes, 2019) s’ouvre sur une scène qui évoque celle de Desert Islands, avec sa promenade nocturne en guise de prélude et son premier acte sous forme de collage de soleil couchant. Or, contrairement à Desert Islands, ce film a été tourné une image à la fois, comme un recueil de photographies. Même dans un film aussi court que celui-ci, cela représente beaucoup de moments décisifs. L’artiste trace le contour d’un périmètre à la fois géographique et émotionnel, essayant de reprendre un fil perdu, un amour perdu, mais ne réussissant qu’à être renvoyé vers la nuit. Il serait bien seul si ce n’était de toutes les merveilles qui se déploient autour de lui, et c’est pourquoi il s’efforce de concentrer son attention, ce qui doit être la tâche première de tout artiste. Qu’est-ce qui mérite notre attention? Et puis, comment assembler ces choses dignes d’attention pour en faire une scène, un mouvement? Comment leur donner une forme qui puisse être partagée?

Le titre anglais du film, Crossing Paths, évoque une intersection, un carrefour, un X. C’est la signature d’une personne qui ne connaît pas son nom. Avec une voix monotone et discrète, libérant ses courtes phrases une à la fois dans une forme de poésie du quotidien, l’artiste cherche un nom. Le nom de son amour, le nom de son territoire, le nom auquel il pourrait lui-même répondre un jour. Peut-être qu’en ne connaissant pas le territoire, il est impossible d’avoir un nom.

Selon Mike Cartmell : « Ce que les peuples dont les langues sont dispersées, dont les lèvres sont tournées… En hébreu, on dit : “Il a tourné leurs lèvres, de façon à ce qu’ils parlent tous une langue différente et soient dispersés à travers le monde pour aller se faire un nom”. La tour de Babel. » [2]

L’artiste est un nomade nocturne, ses compagnes sont la forêt illuminée par les étoiles, la rue déserte et, dans un crescendo visuel étourdissant qui conclut l’œuvre, une étonnante séquence d’aurores boréales. Lorsqu’il déclare ses intentions au tout début du film — à savoir, faire le tour du monde pour trouver son nom — pour ensuite parcourir son voisinage, son territoire, son peuple, il semble que ces scènes familières embrassent tous les visages et toutes les interprétations. Le film semble chargé de sens, comme s’il était important qu’il soit fait ou non. Je me souviens d’une performance passée, remplie d’astuces artisanales et de projections réinventées. Plus tard cette fin de semaine-là, une amie a demandé à son arbre préféré, sincèrement perplexe : « Est-ce que quelque chose a changé chez l’artiste parce qu’il a fait ça ? Pourquoi avait-il besoin de le faire ? »

Peut-être que, pour certaines personnes — pour la plupart d’entre elles —, ce n’est pas une question de besoin. Mais dans ce cas-ci, l’urgence est palpable, elle propulse le film vers l’avant, offrant une incroyable compression d’expérience vécue, de vision et de ressenti en quelques images qui défilent et qui frémissent à l’écran avec une beauté stupéfiante. C’est une vision figée de façon instantanée : clic, clic, clic. Chaque moment est une prise de position. Une rencontre. Tout ce que nous rencontrons ici a trait à la question du nom, la quête qui permet d’avoir un nom, même lorsqu’une province, un pays entier ont été construits sur la base de l’effacement de ce nom.

À deux reprises, l’artiste parle à la seconde personne. Il s’adresse à vous, à toi. Il conclut le prélude en disant : « J’ai quelque chose à te montrer. » Et puis plus tard : « Je t’ai rencontré il y a longtemps et nous nous sommes aimés pendant un temps. Mais maintenant, tu ne me réponds plus… Nous nous sommes faits du mal et j’ai détesté mon propre nom. »

C’est dans ces monologues à la deuxième personne que se rejoignent l’amour et la dénomination, et c’est ce qui donne à cette œuvre une gravité aussi propulsive. Ce cœur brisé exige un témoignage. Et plus encore. Je peux entendre dans son double discours qu’il me transforme moi aussi, qu’il transforme le spectateur, en son amour. « J’ai quelque chose à te montrer. » Il me laisse naviguer le flot de son urgence, alors même qu’il demande à des observateurs anonymes de le soutenir. Il ne peut pas faire cette promenade nocturne en solitaire après tout, il n’arrive à avancer qu’en s’appuyant sur la gentillesse des inconnus. Puis-je avoir un témoin ? Sa vulnérabilité me coupe le souffle. Que dire d’autre que merci ?



[1] « Opitciwan First Nation taking Canada and Quebec to court over land rights after long wait, » par Tom Fennario, APTN, 23 janvier 2019.

[2] Citation tirée d’un courriel envoyé à l’auteur de cet essai.

 

 

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Mike Hoolboom a commencé à faire des films en 1980. Mis en pratique, avec application quotidienne. Une remixologie continue. Depuis 2000, un flot constant de docus biographiques à partir de séquences trouvées. La question qui anime une communauté : comment puis-je être utile ? Des entrevues avec des artistes médiatiques au fil de trois décennies. Des monographies et des livres, écrits, édités, co-édités. Des écologies locales. Du bénévolat. Ouvrir la porte.

 

Traduction : Claire Valade

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Article publié le 31 mai 2023.
 

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