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Enfin le cinéma !

Par Itay Sapir


:: Linge séchant au bord de la Seine, Petit-Gennevilliers (Gustave Caillebotte, 1888)

Enfin le Cinéma ! Arts, images et spectacles en France (1833-1907)
Musée d'Orsay, Paris, 28 septembre 2021 au 16 janvier 2022

C’est l’œuf et la poule de toute histoire des théories et des pratiques artistiques : une nouvelle technique, voire une technologie inédite, est-elle la cause ou l’effet de normes esthétiques changeantes, de tendances stylistiques émergentes ? La peinture à l’huile est-elle apparue au XVe siècle, en Flandres puis à Venise selon la légende, pour répondre à un intérêt nouveau pour le chromatisme subtil, ou à l’inverse, a-t-elle créé cet engouement pour les nuances et les brillances impossibles à atteindre à la fresque ou à la détrempe ? Le piano moderne, permettant aux compositeurs romantiques d’atteindre un volume sonore inédit, a-t-il rendu leurs œuvres plus monumentales et dramatiques, ou les fabricants de claviers se sont-ils plutôt dépêchés pour modifier l’instrument et faire en sorte qu’il puisse satisfaire des musiciens déjà à la recherche d’un sublime auditif retentissant ?

Comme pour toutes les grandes questions en sciences humaines, la réponse se trouve, là aussi, quelque part entre les deux extrêmes : c’est une véritable dialectique qui fait évoluer, pas à pas et main dans la main, l’esthétique et la technique, même si chaque cas historique représente un dosage qui lui est particulier. L’exposition Enfin le cinéma ! propose, en suivant le développement de l’esthétique cinématographique avant et immédiatement après l’avènement du cinéma, une réponse nuancée et convaincante à cette itération de notre question générale : le cinéma s’avère être à la fois le résultat et, paradoxalement peut-être, la cause d’un nouveau régime visuel, d’un rapport esthétique inédit avec les spectateur∙rice∙s qui se développe à la deuxième moitié du XIXe siècle en France, devenue en 1895, avec les frères Lumières, le berceau du nouveau médium.

L’exposition du Musée d’Orsay est donc, en quelque sorte, une exposition à thèse, mais ce qui pourrait être perçu comme une critique (comme lorsqu’on dit, par exemple, d’un film qu’il est un « film à thèse ») est, au contraire, une grande vertu pour une exposition. Plutôt que de présenter simplement un corpus précis ou la carrière d’un∙e artiste, l’équipe des commissaires, chapeautée par Dominique Païni, propose ici de relire brillamment tout un pan de l’histoire des arts, picturaux, sculpturaux et vivants, au seuil du modernisme. Après Le modèle noir et Les origines du monde, le grand musée parisien du XIXe siècle poursuit ici une trajectoire extrêmement enrichissante.

Si Enfin le cinéma ! semble osciller entre les éléments formels et les constellations thématiques, on se rend vite compte que les deux se nourrissent mutuellement ; toutes les évolutions intéressantes dans l’histoire des arts viennent, en fait, de ce dialogue entre ce que l’on veut représenter et les moyens esthétiques mobilisés pour le faire. Ainsi, une section, une des premières, est consacrée à la ville, cette immense scène où le spectacle de la modernité se déploie ; une autre prend pour objet la nature, avec la longue tradition de la peinture de paysage que les artistes du siècle des révolutions doivent affronter. Mais dans les deux cas, ces « sujets », plus ou moins nouveaux, donnent surtout l’occasion, aux peintres, dessinateurs et autres créateur∙rice∙s d’images, d’expérimenter avec des procédés inusités : les points de vue en plongée ou en contre-plongée ; la coupure ostensiblement aléatoire d’une scène (une astuce déjà utilisée par Caravage vers 1600, mais à l’évidence encore choquante deux siècles plus tard) ; les coups de pinceau agités donnant l’illusion d’une nature en mouvement, par exemple dans le venteux Linge séchant au bord de la Seine, Petit-Gennevilliers de Gustave Caillebotte. Ces inventions préparent le traitement cinématographique des mêmes thèmes, et réapparaissent donc dans les incunables du septième art, dont certains sont projetés dans les salles de l’exposition.

C’est le mythe de Pygmalion, représenté en plusieurs médiums, qui inaugure le parcours muséal (mais non pas le somptueux catalogue, qui abandonne l’ordre de l’exposition pour proposer un fascinant abécédaire de courts textes écrits par des dizaines de spécialistes). Ce récit d’une sculpture transformée en femme vivante offre une belle métaphore du passage entre les arts traditionnels et fixes (la photographie ne déroge pas encore à cette caractéristique de ses frères ainés), les arts de la scène et, enfin, les images en mouvement. Par la suite, seront mis en parallèle constamment des images immobiles et les courts métrages du cinéma précoce, tantôt documentaires, tantôt de fiction, pour démontrer les analogies possibles entre ces domaines, souvent pensés par les historien∙ne∙s séparément alors que leur perméabilité les uns aux autres est, en effet, patente.

L’histoire de l’art fait déjà usage du concept du montage, fondamental pour l’œuvre cinématographique et théorisé par la pensée du cinéma au moins depuis Sergueï Eisenstein, pour parler, avec un anachronisme revendiqué, des peintures de la Renaissance ou des gravures de l’Ancien Régime. Mais ici, l’anachronisme cède la place à une pensée historiographique concrète et causale (même si la causalité reste bidirectionnelle). Les photographies représentant les étapes successives d’un mouvement corporel, ou, à plus grande et lente échelle, la construction de la tour Eiffel ; les séries de peintures où Claude Monet montrant le même objet ou édifice sous différentes conditions lumineuses ; ou la dynamique temporelle d’un paravent de Pierre Bonnard : toutes ces images suggèrent déjà, en germe, une succession, une narration dans la durée, et donc un montage avant la lettre. Et les premiers films vont en effet chercher sans vergogne leur inspiration dans l’univers d’images « montées » qui leur est offert.


:: Le Campo Santo de Pise [vue peu éclairée] (Louis Daguerre et Charles-Marie Bouton, 1834-1839)


Un passage plus concret du temps caractérise un des objets vedettes de l’exposition,
Le Campo Santo de Pise, un diorama de Louis Daguerre et Charles-Marie Bouton (le tableau Château des Fleurs aux Champs-Élysées fabriqué par Pierre Henri Armand Lefort présente une astuce similaire) qui, par un va-et-vient cyclique de lumière se transforme constamment d’une scène diurne à une vue de nuit et vice-versa. C’est une huile sur toile qui propose ainsi la magie d’une image tout à la fois fixe et mouvante, mais dont le dynamisme est réel, concret et non pas seulement, comme dans la peinture en général, dépendant de l’imagination des personnes qui regardent. Ces œuvres côtoient, dans la section « Du temps donné à voir », les différents instants de la Cathédrale de Rouen peints par Monet ; à côté, une vitrine est consacrée aux « Joujoux scientifiques » qui permettent d’atteindre plus facilement de tels enchantements.

Les deux sections suivantes sont également liées par une thématique : au « corps mis à l’épreuve » — au travail, à la marche, au sport ou à la danse — répondent les « regards de voyeurs (sur les) corps de femmes ». Le corps, d’une masse anatomique potentiellement mouvante, devient grâce aux nouvelles inventions techniques et artistiques un spectacle dynamique en action ; et comme tout spectacle, il finit par façonner ses propres spectateurs, en l’occurrence pensés au masculin pour avoir comme objet, visible à travers le trou d’une serrure ou des jumelles puissantes, la chair féminine.

La salle intitulée « Une réalité augmentée » s’intéresse à plusieurs aspects assez hétéroclites de la restitution de plus en plus fidèle et complète de la réalité par les images : la couleur (avec L’aciérie de Maximilien Luce comme un exemple particulièrement impressionnant) ; le son, accompagnant les images dans des programmes de divertissement de toutes sortes ; et surtout la tridimensionnalité, la grande affaire de la peinture depuis la perspective linéaire de la Renaissance mais désormais explorée, entre autres innovations, par la stéréoscopie. Sont exposées ici les différentes tentatives de « crever l’écran », comme nous disent les commissaires, ou, avant d’en arriver là, de donner l’illusion de trouer le premier plan d’une peinture pour envahir l’espace des spectateur∙rice∙s, comme dans l’orientaliste Pèlerins allant à la Mecque (Léon Belly, 1861).

Des liens plus littéraux et directs entre le cinéma et les arts qui le précèdent sont présentés à la dernière grande section, « L’histoire en tableaux », où c’est carrément la déclinaison de quelques compositions peintes en mille versions cinématographiques qui est montrée. Les pionniers du nouvel art plongent dans l’immense répertoire visuel européen créé depuis des siècles, et reconstruisent, par exemple, Les Dernières Cartouches : Défense d’une maison cernée par l’ennemi (Alphonse de Neuville, 1873), déjà l’objet de réappropriations photographiques, en scènes de bataille filmées. L’onirique Repos pendant la fuite en Égypte (Luc-Olivier Merson, 1880), avec la Vierge et l’Enfant bercés par un énorme sphinx, profite d’un engouement cinématographique similaire.
 


:: Pèlerins allant à la Mecque (Léon Belly, 1861)


:: Les Dernières Cartouches : Défense d’une maison cernée par l’ennemi (Alphonse de Neuville, 1873)


:: Repos pendant la fuite en Égypte (Luc-Olivier Merson, 1880)


La petite coda de l’exposition s’intéresse, elle, à une institution primordiale de la nouvelle culture de l’image : la salle de cinéma, elle aussi le résultat d’un long processus et la fille de bien d’ancêtres, notamment parmi les salles de spectacle et de projections (dioramas, lanternes magiques et autres attractions foraines). Le caractère social de ces lieux, bien plus marqué que pour les salles d’exposition, est souligné par un petit film de 1913 où la caméra est pour ainsi dire inversée : ce sont les réactions du public et les événements dans la salle que l’on voit, plutôt que le film qui suscite cette hilarité générale.

Les lectures téléologiques de l’histoire ont généralement, de nos jours, mauvaise presse, et à juste titre. Mais une telle lecture à l’inverse de l’histoire, à partir de ce qui est enfin arrivé, est entreprise ici, dès le titre de l’exposition, de manière à la fois si ludique et si précise, qu’elle finit par convaincre. L’exposition est suffisamment non linéaire — les films apparaissent dès le début, et non pas comme une révélation cataclysmique — qu’il est absolument évident que les commissaires sont conscients de la complexité de l’évolution qu’ils et elles proposent de décrire et surtout de sa temporalité saccadée, voire aporétique.

En revanche, une décision qui semble, au vu de la richesse des matériaux, inévitable, mais qui peut provoquer malgré tout quelques regrets, est le choix de limiter le récit à la France. Certes, Paris est sans conteste la Capitale du XIXe siècle, comme l’affirmait l’un de ses plus grands connaisseurs, Walter Benjamin. Certes, le cinéma en tant qu’expérience publique est né à Lyon. Mais l’on peut affirmer sans l’ombre d’un doute que d’autres facettes de cette même histoire, et pas les moindres, se sont déroulées ailleurs qu’à l’Hexagone : aux États-Unis bien sûr, mais aussi en Allemagne, en Grande-Bretagne, en Italie ou au Japon, pour ne nommer que les pays où la culture visuelle et les technologies se sont développées tout au long du XIXe siècle dans des directions pas si éloignées de celles de la France. L’exposition se déplace maintenant à Los Angeles sous le titre encore plus localisé City of Cinema : Paris 1850-1907, mais il serait intéressant que le Musée d’Orsay, ou les musées nationaux respectifs de ces autres pays (et d’autres encore), nous proposent maintenant un volet plus international. La déconstruction du récit traditionnel de l’histoire de l’art, une entreprise dans laquelle le Musée parisien excelle ces derniers temps, passe aussi par une relativisation du rôle de la France dans l’émergence de la modernité artistique : Primus inter pares peut-être, mais aucunement le seul protagoniste de cette histoire fascinante.
 


photo : Itay Sapir

 


BIOGRAPHIE

Itay Sapir est professeur d’histoire de l’art à l’Université du Québec à Montréal (UQÀM), spécialiste de l’art européen du XVe au XVIIe siècle.

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Article publié le 9 mars 2022.
 

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