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Django Unchained (2012)
Quentin Tarantino

Au bout de la haine

Par Mathieu Li-Goyette
Dans la lignée d'Inglourious Basterds, Quentin Tarantino remanie l'Histoire à sa façon, la falsifie pour le plaisir de la raconter de nouveau, pour la fictionnaliser en antagonisant au possible les adversaires de l'Amérique qui ne sont plus des nazis, mais bien des Blancs, des esclavagistes, des sudistes arriérés du XIXe siècle. Django (Jaimie Foxx) n'est pas italien, mais plutôt noir, esclave depuis sa naissance et libéré de ses chaînes par un dentiste européen (Christoph Waltz) qui, en citant les grands auteurs classiques, représente le vieux continent et son élégance caricaturée. Waltz et Django apprendront aux Américains les bonnes vertus que se doit de protéger l'humanité. Les faisant chevaucher à la rencontre du KKK et d'un esclavagiste particulièrement enragé (Leonardo DiCaprio), Tarantino viendrait-il de trouver le pain et le beurre de son dernier opus, de son nouveau film culte en conserve, prête à être ouverte à Noël non comme la canne de Paris Pâté, mais bien comme celle de foie gras, celle qu'on a attendue toute l'année durant, celle qui viendra polariser l'essentiel de l'attention cinéphile du temps des fêtes? Après tout, comme le foie gras, le cinéma de Tarantino épate en dépit de la violence morale qui l'accompagne...

Or, il s'avère que cette conserve était déjà périmée et qu'avec la mort subite de la monteuse Sally Menke en 2010, l'auteur semble avoir perdu sa plus fidèle complice. Terminées les structures audacieuses, terminés le montage à contretemps et la coupe systématiquement là où nous ne l'attendions pas : Django Unchained est un film péniblement linéaire, dénué du rebondissement pop dont le réalisateur était et a toujours été le maître à penser. Voici la quête chevaleresque d'un cowboy dont le Graal est rempli de sang, dont la croisade est celle d'une vengeance incroyablement sans vie et qui fonctionne selon de vieux adages manichéens et cadavériques aboutissant dans la rescousse d'une princesse en détresse (terriblement mal jouée). Alors que les Coen rendaient hommage au western mort depuis belle lurette dans True Grit, Tarantino piétine son cadavre sans même s'en rendre compte.

Réfléchi comme une escalade de violence sans fin, Django Unchained fonctionne donc par accumulation de couches virulentes et de moments troublants. Esclave dévoré par un chien, d'autres se faisant la lutte jusqu'à la mort, jamais Tarantino n'a été aussi violent et aussi sérieux dans la brutalité qu'il filmait. Ne faisant ni dans le slapstick acéré ni dans un certain discours sur la violence et les alibis qui l'ont défendu (système moral dont Tarantino ne s'est jamais approché et duquel il s'éloigne encore plus ici), cette conversion westernienne de la blaxploitation relève du fantasme cinéphile réussi (Franco Nero, premier interprète de Django y est en chair et en os), mais jamais d'une finesse explosive. Trop culte, le mince fil narratif n'a pas les boursouflures de Kill Bill où tous les moyens étaient permis pour caractériser à l'extrême des personnages jamais vus. Même la noblesse noire qui auréolait Pam Grier dans Jackie Brown est disparue, même l'amusant ballet d'insultes juteuses de Death Proof s'est envolé. Ici, le mot « nigger » est varlopé à toutes les sauces et tous les tons, dans la bouche de tout un chacun, répété si souvent qu'il cesse finalement d'être drôle sans jamais non plus être offensant. Pire que tout : il est maintenant anodin.

Se renvoyant la réplique, Waltz, DiCaprio et Samuel L. Jackson font cependant un excellent travail, s'intégrant parfaitement dans l'univers juvénilement dérangé du cinéaste. Les joutes verbales fonctionnent, activent ici et là des mécanismes de tension dont Tarantino a le secret. Aussitôt exposée, cette exaltation s'affaisse. Le travail moyen de Foxx sabote l'accélération du rythme par un jeu qui n'appuie pas assez sur l'ironie, mais en plus par un scénario qui fait de Django un preux cavalier de l'Ouest, chevauchant ce Monument Valley du premier plan (un décor fordien aux sommets arrondis) aussi effrité par les intempéries que le film l'est, handicapé de toutes parts par des moments trop oubliables et un fond de haine qui n'en finit jamais de cracher son fiel.

Cette noirceur psychopathe, Tarantino l'entretient depuis Kill Bill et ne semble savoir faire autrement que d'en exploiter les facettes les plus tordues. Depuis Reservoir Dogs, Pulp Fiction et Jackie Brown, qui opposaient des personnages maniérés dans une course-poursuite schématique sans fin en faisant de chaque individu la proie ou le prédateur d'un héros, Tarantino a simplifié ses scénarios au profit du pur récit de vengeance. La mariée laissée pour morte, les femmes découpées par le vieux routier dément, les Juifs du Tennessee renvoyant la pareille à Hitler, ces nouvelles histoires dont Django est la redite la moins réussie avancent à reculons, regardant sans cesse vers l'arrière. L'acte de la vengeance vient récompenser le spectateur au bout d'un interminable périple tout en couronnant la structure dramatique qui s'est amorcée en amont. Le récit ne peut que s'offrir en réponse à l'immoralité d'un personnage.

Comme s'il voulait aujourd'hui excuser la cruauté de son univers, Tarantino filme le mal absolu pour ensuite nous montrer la longue main du jugement qui ira châtier ces pauvres pêcheurs. Depuis que Jules a envoyé en Enfer ce mangeur de Big Kahuna Burger en proférant « And you will know My name is the Lord when I lay My vengeance upon thee », rien n'a bougé. Tout s'est gâté et s'est soumis à un imaginaire américain dangereux, celui où un président noir peut faire les sacrifices éthiques nécessaires pour assouvir la soif de vengeance de son pays; le vrai film sur l'assassinat de Bin Laden ne nous parviendra pas de Kathryn Bigelow, car il vient de nous arriver de chez Tarantino.

Auparavant, le rebelle d'Hollywood allait de l'avant, partait de l'aval et travaillait à l'escalade d'un point culminant où les chemins croisés donnaient au moins l'impression qu'il y avait dans tout ce délire surréaliste de culture pop et de références au pouce carré une véritable prouesse de mise en scène et d'écriture, une gymnastique cinématographique qui transformait la postmodernité en divertissement populaire. Mais Django Unchained n'encourage plus ce plaisir de la reprise ni même la curiosité de creuser dans les genres qu'il parodie. Moins bon que le Django de Sergio Corbucci, encore moins éclaté que celui de Takashi Miike (Sukiyaki Western Django), cette énième interprétation du personnage est plus anodine qu'elle n’en a l'air, faisant surjouer des archétypes qui, drôles au départ, s'épuisent en fin de compte (tout comme le deuxième volet de Kill Bill perdait de sa raison d'être en se rapprochant de la finale).

Soyons clairs : Django Unchained n'est pas un mauvais film. Bien fait, bien joué, divertissant, il l'est certainement. Mais les facilités sont trop nombreuses et les trahisons intellectuelles trop simples pour être comiques, pour ne pas y voir la justification tacite d'une violence vengeresse, d'un désir de rétribution qui, trop sérieux, trop linéaire, n'en finit plus de ternir son lustre et de nous ramener sur Terre. C'est un peu là qu'on se surprend à penser, subitement et sans jamais avoir douté que cette idée pût se concrétiser : et si Tarantino envahissait notre réalité? Et si l'Histoire avait été la sienne? Django Unchained ouvre tranquillement la porte vers un univers alternatif où nous nous empiffrerions tous d'un buffet froid de vengeance. Et si tel est l'ultime destin du film de cinéphile de série B - remplacer le réel par une utopie cynique et polarisante ne se souciant plus de raconter une bonne histoire - autant dire qu'on ne peut qu'espérer de meilleurs jours pour le cinéma.
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Critique publiée le 24 décembre 2012.