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Sans soleil (1983)
Chris Marker

Dans la spirale du temps

Par Alexandre Fontaine Rousseau
L'image qui pense est une image qui se pense. Tout Sans soleil repose sur ce processus de réflexion par lequel l'homme qui filme remet en question le sens des images qu'il capte et le spectateur la nature de celles qu'il voit. Film-essai, hors-genre, documentaire se mettant en scène comme une fiction ou fiction se mettant en scène comme un documentaire, Sans soleil propose une écriture différente, une écriture errante : le récit d'un regard qui tente d'apprendre à voir, comme si ce sens n'était plus inné, qu'il fallait l'apprivoiser. Revoir Sans soleil, c'est redécouvrir autrement les mêmes images, errer dans le film comme le film erre dans le monde et toujours se sentir interpeller par des fragments différents, par des détails qui, au visionnement précédent, nous avaient échappés. Comme cette image, paisible à en faire pleurer, de deux chiens sur une plage - attirés par l'eau, se surprend-t-on à penser, sous l'influence de l'alignement des étoiles.

Film sur le temps qui s'écoule ou qui ne bouge plus, sur le temps que l'on invente et que l'on compose à la manière d'une mélodie cherchant à saisir l'essence même de notre mélancolie, Sans soleil repose d'abord sur la déconstruction du temps lui-même. Cette matière, Chris Marker en relève la nature géologique, révélant par la structure de son film les différentes strates qui le composent, se superposant à travers la narration cinématographique comme elles cohabitent dans un monde où existent différentes conceptions de celui-ci. Et si cette polyphonie, cette saturation à la limite de la cacophonie, nous permettait d'arriver à une compréhension plus juste du temps?

Il y a donc deux récits du temps, dans Sans soleil. Le premier est un récit de science-fiction, celui d'un homme nous écrivant en direct d'un avenir où l'oubli n'est plus, dont les lettres seraient récitées par une narratrice contemporaine du spectateur. Le second est, au contraire, le récit documentaire d'un cinéaste contemporain qui fait réciter ses lettres par une narratrice dont la voix provient d'un avenir indistinct. Celui-là met en scène le devenir passé du présent, accorde d'emblée Sans soleil à l'imparfait de l'indicatif comme si seul ce temps de verbe nous permettait d'appréhender l'inéluctable course du présent vers le futur simple. C'est ce récit qui, le plus clairement, établit la quête philosophique du cinéaste - une quête qui n'est pas sans rappeler les réflexions de Tarkovski.

En effet, ce désir de raconter « au passé », de faire d'un film une série de souvenirs, pourrait être la réponse de Marker à cette phrase, tirée du Temps scellé : « En un certain sens le passé est plus réel, ou en tout cas plus stable, plus constant que le présent. Le présent fuit, glisse entre les doigts comme du sable, et n'a de poids matériel que par le souvenir. » Sans soleil, en faisant de son présent un passé en devenir, lui donne d'emblée ce poids matériel du souvenir dont parle le cinéaste russe.

« Les voyeurs d'images sont à leur tour vus par des images plus grandes qu'eux », affirme Marker en parlant de la ville de Tokyo, qu'il compare à une gigantesque bande dessinée. Observer les images. Être observé par les images. Marker filme son écran de télévision, sa boîte à souvenirs. « Plus on regarde de télévision japonaise, plus on a le sentiment d'être regardé par elle. » Les regards en direction de la caméra, du spectateur, se multiplient ensuite - comme si les images prenaient tout à coup vie, s'adressant directement à leur auditoire.

Les images, chez Marker, constituent le fondement même du monde, le dernier rempart de la mémoire face à l'érosion naturelle du temps en même temps que la marque du temps qui passe. Son cinéma témoigne d'une sensibilité inouïe au réel, aux émotions complexes et viscérales qui se dégagent des scènes en apparence banales qu'il capte. Passé maître dans l'art d'observer, il saisit ce qui tient du sublime dans un quotidien dont il perçoit le caractère historique. Mais c'est justement parce qu'il filme qu'il est en mesure de percevoir. Le cinéma, pour lui, est comme un sixième sens permettant d'appréhender le monde; et c'est l'image qui est dépositaire des émotions comme des souvenirs, du souvenir d'une émotion. Cette image sur laquelle débute le film de trois enfants au bord d'une route en Islande, que le cinéaste décrit comme « l'image du bonheur », est-elle la trace d'un bonheur vécu où la représentation juste de cette sensation?

Nulle mise en scène n'explique mieux que la Zone cette conception de l'image que tente d'articuler Marker. La Zone, nommée ainsi en l'honneur du Stalker de Tarkovski, c'est cet espace virtuel où le réel devenu image assume qu'en devenant cinéma, le réel a été absorbé par un monde d'apparences qui est en fait la mémoire humaine devenue matière tangible. Ici, les images grugées par les parasites s'engouffrent dans le temps, sont avalées par la spirale du temps. « La matière électronique est la seule qui puisse traiter le sentiment, la mémoire et l'imagination », affirme le créateur de la Zone. Dans cet espace utopique, il peut contrôler l'image à sa guise, la manipuler au gré de sa subjectivité. L'image est devenue mémoire. Ne cherchant plus à imiter le réel, elle souligne l'impermanence des choses. En ce sens, la fabrication des images de la Zone est un rituel.

Voilà pourquoi Marker filme la machine permettant la synthèse des images, le panneau de contrôle, les gestes de celui qui l'utilise et leur effet sur l'image. Il cherche à filmer l'homme qui reprend le contrôle du temps, à révéler le contact tactile à la mémoire que permet la technologie. Il filme ce rituel pour la même raison qu'il capte des images de diverses pratiques religieuses. Les images qui sont sacrifiées à la Zone sont comme ces poupées que l'on brûle, que l'on fixe du regard alors qu'elles  se consument : on les regarde disparaître pour se rappeler la fragilité de toute chose, dans l'espoir de comprendre le vertige que provoque en nous la spirale du temps. Marker observe ces divers rituels comme les habitants de Tokyo se massant pour aller voir les trésors du Vatican exposés au septième étage d'un magasin à grande surface : parce qu'il est fasciné par le sacré, « même celui des autres ».

Sans soleil est donc une collection d'images sacrées, des images qui évoquent l'insaisissable, la mort : comme cette valse déchirante de la girafe abattue, comme ces images d'animaux empaillés, figés en position de coït, images d'un réel devenu image avant même d'être capté par la caméra. Ce cinéma, comme le rituel religieux, prépare l'homme à sa propre mort. On pourrait aussi dire qu'il commémore parce que, pour sa part, « l'Histoire jette ses bouteilles vides par les fenêtres. » Observant les visages de soldats que l'on décore, Marker voit « sous chacun de ces visages une mémoire et, là où l'on voudrait nous faire croire que s'est forgée une mémoire collective, mille mémoires d'hommes qui promènent leurs déchirures personnelles dans la grande déchirure de l'Histoire. » Le cinéaste cherche ainsi à faire le pont entre la mémoire et l'Histoire, ces deux expressions du temps qui sont à la fois complémentaires et contradictoires.

Son film y arrive habilement, sautant gracieusement d'une idée à l'autre, d'un lieu à l'autre, d'un temps à l'autre, à l'aide d'un montage qui suit le rythme de sa pensée, qui décrit le mouvement libre de sa réflexion. « J'aurai passé ma vie à m'interroger sur la fonction du souvenir qui n'est pas le contraire de l'oubli, plutôt son envers. » L'oubli, cette tragique capacité que l'avenir de notre correspondant ne connaît plus, l'homme y résiste tant bien que mal à l'aide du souvenir - sa mémoire faillible colorant le passé tandis que les images du passé, elles, se répètent dans le présent. C'est que l'Histoire est amnésique. C'est ainsi qu'elle avance, en oubliant son passé, « en se bouchant la mémoire comme on se bouche les oreilles. » En ce sens, les images de la Zone se détachent du présent, s'en distinguent nettement. Elles ne sont plus simulacre du présent, mais plutôt artéfacts d'un passé dont elles soulignent l'existence. Elles résistent à l'oubli et, pour cette raison, brillent dans le passage du temps d'un espoir incandescent. La mémoire survit. Voilà le dernier mot du film de Marker.
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Critique publiée le 10 septembre 2012.