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Summer with Monika (1953)
Ingmar Bergman

L'amour imparfait du premier regard

Par Mathieu Li-Goyette
Qu'il nous soit impossible de remettre exactement en contexte l'impression et l'effet laissés par ce « premier » regard-caméra déposé sur pellicule en cette année 1953 ne réitère que la force qu'il a conservée jusqu'à aujourd'hui : intégralement puissant, n'appartenant à aucune époque sinon à celle du spectateur qui le croise, ce regard inaltérablement convaincu, rempli de fierté, n'a d'égal que son réalisateur manigançant avec son actrice Harriet Andersson dans un seul but, celui de la mise au défi du spectateur.

Incarnant Monika, cette jeune fille facile du marché, Andersson est attablée avec un inconnu - son mari, lui, travaille tandis qu'une tante veille sur leur premier enfant. C'est après avoir réalisé qu'il s'agit de cocufiage que le spectateur se renfrogne, dégoûté par ce qu'il comprend peu à peu, se dit qu'il y a là une cruauté sans nom envers Harry, ce jeune homme idéaliste qui tomba amoureux de cette jeune femme un été durant et qui le fut assez pour tout quitter en partant sur le petit rafiot de son père. Ce qui devait être un été complètement idyllique ne le fut pas; la hargne de sa copine envers la société et toutes formes de barrières l'amène rapidement à commettre des vols par-ci par-là pour leur permettre de poursuivre leur rythme de vie cadencé sur l'amour et l'eau fraîche. À la fin du périple sans destination, lorsque le couple revient vers Stockholm, alors que la chicane les a déjà écartés, nous savons la jeune fille enceinte et la ville nous apparaît tout à coup glauque, piégée. Une musique tout en tambours redonne aux plans cartes postales l'impression de condamnation qu'ils augurent pour le jeune couple qui devra lutter à présent pour sa survie dans le monde des adultes; après l'avoir quitté en pensant pouvoir vivre quotidiennement dans sa marge, la réalité les rattrape, celle du travail, du salaire, de la famille. Harry n'en dormira plus, lui esclave du travail et de ses études pendant que Monika se prélasse. C'est un peu tout ça, tout ce trajet raconté en une vingtaine de minutes, que l'on se dit lorsqu'un étranger pénètre le cadre dans cet unique plan. C'est l'implosion, la colère. Et puis vient ce fameux regard, directement dans l’oeil du cyclone, là où les opinions se font, où les émotions se reçoivent. Mais quel dédain, quel défi, quelle beauté justifieraient pareil affront?

Si Bergman n'avait pris le temps de nous montrer le calvaire quotidien de Monika, s’il n'avait pris le temps de nous montrer comment les amours naissent à partir d'un rien et prennent des proportions incommensurables dans le coeur des uns, mais pas nécessairement dans celui des autres, s’il n'avait pris le temps de faire sa distinction entre le monde de la maturité - celui de la ville, où la droiture et le travail mènent à l'émancipation - et celui de l'immaturité - les îles désertes qu'occupent le couple en chantant et dansant comme si la Terre entière était à leurs pieds -, s'il n'avait pas fait un peu de tout ça, il ne nous resterait qu'à dire que Monika est une garce et qu'elle ne mérite plus l'enfant gardienné en solitaire par Harry. « Bien fait pour elle », aurions-nous le goût de dire.

Puisque rien n'est aussi simple et que la morale bergmanienne n'était pas celle de son père pasteur, la vie poursuit curieusement son chemin. Harry quitte le cadre, mais pas avant de nous avoir livré à nous aussi son regard à lui et de s'être rappelé les moments de bonheur avec son ex-femme. Lorsqu'il nous quitte, des passants poursuivent la marche du quotidien. L'auteur ne filme pas deux regards dont la mise en scène est identique (decrescendo du son ambiant au profit d'un vrombissement feutré, éclairage théâtral venant obscurcir l'arrière-plan) pour nous dire : « voilà le droit chemin et voilà le péché », mais plutôt pour nous montrer la persévérance de deux individus à suivre une trajectoire qui leur est propre. L'une est mature, l'autre est celle d'une jeune fille dont le passé nous a été présenté comme trop complexe pour nous permettre un jugement univoque. Et si ses collègues ne l'avaient pas pelotée comme la plus vulgaire des jeunes filles, en serait-elle arrivée là? Et si elle n'avait pas fui un père alcoolique qui la battait au moindre soubresaut? À l'inverse, peu nous est donné à voir de Harry. Son père absent n'a qu'une scène, voire un seul plan, lui étant dédié et nous le savons fils d'une famille responsable ayant travaillé dur pour sécuriser ses acquis. Et si ces deux regards nous renvoyaient aux conditions familiales de ses personnages? Et si Monika, étant donné ce qu'on nous a donné à voir, ne pouvait faire autrement que de laisser libre cours à ses pulsions?

Le grand humanisme de Bergman est de refuser tout jugement, on l'a déjà dit, mais il repose aussi sur une attention démesurée aux origines des tares et des crimes. Le silence, par exemple, dénouait toute sa tension invisible dans une série de dialogues peu avant la clôture du film. Abordant le problème à rebours, il filmait d'abord la décomposition de la relation entre deux soeurs pour ensuite nous en montrer l'origine. Même stratagème dans Cris et chuchotements : le mal-être commence à se clarifier lorsque le docteur chuchote tendrement à l'une des soeurs ses quatre vérités, allant jusqu'à les voir comme la source du vieillissement de son visage. Chez Bergman, le tourment (thématique qu'il aborde dès son premier scénario en évoquant les hantises d'un jeune écolier - Tourments, réalisé par Alf Sjöberg) façonne les êtres jusqu'à les déformer, les dénaturer. Les rendant étrangers à leur nature, à la nature, les personnages de Monika doivent mettre fin à l'occupation des îles parce qu'ils ne s'intègrent plus à ce décor. En fait, à eux deux, nulle part ils ne peuvent désormais s'intégrer.

Cette sortie du monde par la rencontre de deux romantiques, Bergman la filma comme peu y parviendront par la suite. À un point tel où la redécouverte de Monika révèle l'immense héritage que le cinéaste suédois laissa à la Nouvelle Vague française, mais plus particulièrement à Godard, qui était déjà obsédé par l'héroïne du film. Car d'À bout de souffle à Pierrot le fou, la citation semble s'être abreuvée du récit de la fuite des sociétés modernes. Un cinéaste faisant le pari de l'intelligence pour s'élever et analyser le monde à partir du haut, l'autre souhaitant nous faire plonger dans le pire des destins et nous transpercer la conscience à partir du bas, il reste à Monika et moins aux autres la sensualité de sa jeune interprète, sa beauté naturelle, mais surtout imparfaite (chez Godard, l'imperfection amenée par ses moyens semble constamment combattue par la mise à l'avant des concepts). Imparfaite comme ces lumières de Gunnar Fischer, dont la recherche d'un noir et blanc toujours plus noir et toujours plus blanc ne devait surtout pas gommer les détails de l'épiderme des comédiens filmés de si près. Imparfaite comme cette mise en scène souhaitant encore faire le tri entre la modernité et une imagerie sirupeuse, Monika est l'imperfection suprême de Bergman. Car là où elle s'apparente à l'apprentissage de l'amour et à l'imperfection latente des élans romantiques de l'Homme, elle nous laisse en tête l'impression de l'effleurement, ce geste si doux de la première fois où la peau rencontre timidement celle d'autrui, sans poigne, sans brusquerie, mais avec juste assez de tendresse pour taire le reste et dire l'essentiel.
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Critique publiée le 13 mars 2012.