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Skin I Live In, The (2011)
Pedro Almodóvar

Masculin féminin

Par Élodie François
En adaptant librement le roman de Thierry Jonquet, Mygale, Pedro Almodóvar atteint probablement un paroxysme de son cinéma. Intéressé, pour ne pas dire perturbé, par le thème toujours prégnant de la sexualité, ou plutôt de l'orientation sexuelle, qu'elle soit assumée-able ou non, Almodóvar n'avait pourtant jamais abordé la question de manière aussi « formelle ». Récit fantastique pour les uns, polar horrifique pour les autres, La piel que habito est avant tout une pertinente fable moderne sur l'inadéquation entre le corps et l'esprit; ou sur la manière dont l'orientation sexuelle n'est pas nécessairement la conséquence du genre sexuel. Aussi le film va-t-il interroger le culte du corps et cette obsession qu'à l'homme de le (re)modeler sous son regard. Comme si, sous le poids de sa volonté, le goût de la beauté disciplinait les corps qu'il jugeait imparfait, mais qu'il était néanmoins toujours incapable d'en falsifier l'esprit, bastion de l'identité. Difficile alors d'approfondir l'idée sans trahir cette éthique du spectateur - celui qui sait se tait. Ainsi me vois-je confrontée au terrible dilemme qui suit : dois-je ou non taire la solution du problème que nous pose La piel que habito? Puis-je vendre la mèche, au risque d'ôter toute surprise à mon lecteur lorsque se présentera à lui l'occasion de voir le film?

C'est que l'intelligence de La piel que habito réside dans sa méthodique organisation et plus précisément dans sa structure bipartite : la seconde moitié du récit donnant l'impression d'être le négatif de la première, un processus qui ne saurait voir le jour sans la judicieuse utilisation du flashback. Car  Almodóvar ne fait pas que reconduire les codes cent fois éreintés du film noir, aussi ne les détourne-t-il pas, il les manipule et, à travers eux, nous manipule avec un style certain. Huis-clos claustrophobe, le récit se double lorsqu'il s'aère d'un point de vue nouveau, celui qui nous échappait pour comprendre la situation initiale, en l’occurrence celle de Vera, patiente prisonnière et prisonnière patiente d'une villa labyrinthique hautement gardée par son propriétaire, Robert, et son employée de maison qui, sans qu'il ne le sache, s'avère être sa mère biologique. Robert est un brillant chirurgien reconnu par ses pairs et courtisé par une riche clientèle. Il travaille secrètement sur un projet révolutionnaire auquel la bioéthique s'oppose : une peau ignifuge. Vera, quant à elle, est un véritable mystère. Objet de pure tentation mise en valeur par un justaucorps couleur chair épousant ses lignes de la pointe des pieds à l'orée de la tête, Vera est une créature mystérieuse que l'on observe sous toutes les coutures. Elle entretient une relation étrange avec Robert, médecin mi-sauveur mi-geôlier, à la fois délicat et tortionnaire.

Il a souvent été dit des femmes fatales qu'elles étaient vénéneuses. Délicieuses comme des fleurs exotiques et mortelles comme des mantes religieuses, elles cachent sous leurs atouts charnels de terribles obsessions et de profonds secrets. C'est précisément de cette dualité dont joue Almodóvar, offrant au spectateur une image à convoiter qui le révulsera plus tard, lorsque seront percés les secrets de son étonnante perfection. Mais avant cela, on l'observe, d'abord de loin, en plans larges, à travers les nombreuses caméras disséminées un peu partout pour la surveiller. Peu à peu, c'est le désir de la mettre au  jour, de percer les mystères de sa présence, qui fait converger toutes les pistes de l'intrigue. Avec son habituelle palette de couleurs criardes et de lumières trop vives, Almodóvar pave son film de morales à enfreindre et de vices à exercer. Mais rien n'est trop choquant pour nous détourner du chemin machiavélique sur lequel le film nous emmène.

Nous faisions allusion plus haut au fait que le regard discipline l'objet sur lequel il se pose. Le film d’Almodóvar se laisse ainsi discipliner pour mieux nous surprendre, car au fil de son récit, il oscillera davantage vers une réflexion métaphorique elle-même empruntée des Ruines circulaires de Borges qui visera à nous faire glisser du sol que nous tenions pour stable. À l’instar de son compatriote hispanophone, le cinéaste épure le sujet jusqu’à sa pureté dramatique. Il place ses personnages dans un espace aussi cliché au cinéma qu’il était abstrait dans la narration de Borges pour mettre en évidence les capacités narratives des hommes laissés à eux-mêmes face au vertige du destin. Comme ce plan où l’aspirateur central avale les morceaux de la robe déchirée de Vera, Almodóvar balaie tout, renie son sentimentalisme rose et ambitieux des dernières années au profit d’un romantisme classique, plus sombre et dont le spleen porté par Banderas réactive, tout comme l’acteur qu’il avait abandonné depuis vingt ans, les souvenirs d’un réalisateur revenu à ses premières amours trépidantes. Ce qu’il faut soulever ici, c’est la volonté profonde pour le réalisateur de retrouver un discours qu’il avait abandonné et qu’il aborde aujourd’hui avec le bagage d’une dizaine d’années passées à explorer de plus en plus le corps féminin et ses particularités sensibles. Fort de ces expériences, La piel que habito apparaît à la fois comme l’un de ses plus complets et l’un de ses plus clichés : le « concept » Almodóvar y est pur, installé dans un genre si connu qu’il ne nous reste qu’à avaler son discours qu’il nous résume mieux que quiconque.

À savoir que cette peau qui donne son nom au titre ne serait qu’un habitacle. Un endroit où habite autant des âmes masculines ou féminines sous des apparences d’hommes ou de femmes. Ces personnages installés dans le confort d’un grand manoir méditerranéen cachent un immense secret, une histoire qui rappelle, dans l’idée générale, Le visage d’un autre de Teshigahara et qui réitère, de par sa filiation au classique japonais, l’inadéquation entre le derme et l’esprit. Tatsuya Nakadai y perdait son identité dans une crise de l’image, la sienne, et déambulait dans un quotidien qui n’était qu’un cauchemar inventé. Dans les deux cas, le visage d’un autre (et celui de Franju n’est guère plus loin) sert de projection à une sélection précise de hantises personnelles. Chez Almodóvar, ce cauchemar homosexuel rêvé par un hétérosexuel se double d’un Janus à deux sexes, ce dieu romain, maître des routes croisées. D’une malchance pour Vera, qui connaîtra le destin qu’elle connaît à cause d’une soirée où elle dragua, naît une relation malsaine où le rapprochement avec son geôlier devient une agression aussi choquante qu’elle causera chez le spectateur, lors de son dévoilement (ce qui est de plus en plus difficile de taire), une boule au ventre implosive. Sous le signe du dieu à deux têtes, les destins se croisent comme les sexes s’alternent, puis se transposent. Nous grattant de l’intérieur, Almodóvar nous joue un tour, une farce vicieuse pour avoir le temps de nous dire (encore) ce qu’il pense - presqu’une métaphysique de l’homosexualité - avant même que nous n’ayons eu la chance de l’interrompre. Maître de ses moyens, il ne nous laisse pas la chance de geindre et, en nous coupant l’herbe sous le pied pour nous convaincre de reconsidérer le monde, nous a laissés dans un délire labyrinthique « borgien » où les sens trompent devant l’infinie complexité d’une âme humaine. Une âme qui ne saurait trouver sa place sur une terre toujours trop rigide pour l’accueillir, qui, n’ayant pas de forme, s’égouttant des enveloppes charnelles et sociales imposées comme des ballons d’eau picorés, craint néanmoins d’être informe, rejetée.
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Critique publiée le 19 novembre 2011.