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Bas-fonds (2010)
Isild Le Besco

Concentré dilué de décadence

Par Alexandre Fontaine Rousseau
L'expérience que procure Bas-fonds d'Isild Le Besco, actrice fétiche de Benoît Jacquot, est volontairement âpre, déplaisante : « extrême », dirons-nous, dans la mesure où le film ne fait dans un premier temps aucun compromis, tant au niveau du fond que de la forme. Mais cette apparente intégrité (qui se désintègre subséquemment) ne justifie pas Bas-fonds, ne lui confère pas forcément cette profondeur qu'il pense posséder. Ce concentré de décadence cherche manifestement à choquer le spectateur, mais, au-delà du malaise initial qu'il provoque, n'arrive jamais à laisser sur notre esprit une impression durable. Car au moment de livrer un discours, cette plongée en enfer s'effondre sous le poids de sa propre vacuité autosuffisante. Il y a bien, dans ce ratage, l'esquisse d'une réflexion sur le bien, le mal et la morale. Mais jamais celle-ci ne se libère des clichés, des ambiguïtés déjà explorées; et jamais les protagonistes méprisants et méprisables de Bas-fonds ne nous attirent dans leur petit univers pervers, dans ce jeu cruel auquel ils s'adonnent pour faire plaisir à une caméra avide d'abject, mais incapable de lui donner un sens ou une forme.

Les premières minutes du film, à défaut de nous convaincre, arrivent pourtant à nous intriguer. Paroxysme de la méchanceté, ce huis clos serré crée par son hermétisme une sordide sensation d'étouffement - comme si nous assistions, piégé dans cet espace insalubre abstrait, à une corruption fondamentale des normes sociales et humaines. Une narration nous en informe : les trois jeunes filles que nous rencontrons ont choisi la voie du mal, se complaisent dans un mode de vie morbide par conviction autant que par abandon. La mise en scène de Le Besco accentue cette impression qu'il s'agit là d'une prise de position drastique, d'une tentative d'élévation par la soumission totale à un instinct nihiliste. Derrière la vulgarité de cette dégénérescence se cache une volonté négative de sublime, des extraits déformés de films pornographiques parasitant une réalité privée orchestrée à la manière d'une pièce de théâtre. Au-delà de la psychologie, des émotions, ces corps existent comme forces pures se déchaînant par révolte contre le monde.

Mais, par-delà ses hautes ambitions qui se transforment en prétention, Bas-fonds ne concrétise aucun projet philosophique ou cinématographique. Le meurtre, ultime transgression d'autant plus terrible que l'acte est ici horriblement gratuit, vient mettre en péril l'unité que constitue cet étrange ménage à trois. Le film d'Isild Le Besco devient suite à cet événement une sorte de conte moral, incertain puisque placé dans un contexte amoral - un concept intéressant qui, malheureusement, est ruiné par le manque de profondeur des personnages, conséquence directe de la grossièreté des tactiques de choc employées par la cinéaste. À tout réalisme se substitue une poésie maladroite et convenue, relayée de manière peu subtile par quelques méditations intimes sur fond d'images contemplatives. Des monologues parfois beaux, généralement exaspérants, mais qui ont surtout en commun ce désir de « faire poétique », n'arrivent jamais à créer l'état de grâce tant espéré qui aurait offert un contrepoint à l'horreur ambiante. Or, à force d'obscurité, ces monochromatiques Bas-fonds perdent tout ancrage potentiel dans leur propre puissance extatique…

Le problème se pose ainsi : la « liberté » morale de ces trois personnages nous est montrée sous un jour si grotesque, si simpliste malgré les faux-semblants de profondeur, qu'elle ne dépasse jamais le stade de la décadence puérile. Leurs personnalités bêtement esquissées s'entrechoquent, mais il ne s'agit jamais d'autre chose qu'un conflit prévisible entre une poignée d'archétypes étriqués : la hyène, l'ogresse et la poupée brisée, toutes des écorchées vives s'enserrant, puis s'empoisonnant, jusqu'à ce que ce cycle cruel soit rompu par la fatalité d'un retour forcé au réel. Le film se met alors en mode « jugement », jugeant tout jusqu'à l'acte du jugement lui-même - par un procédé formel rigoureusement niais, qui critique la quête de sens d'une société tentant de comprendre un acte foncièrement absurde. Bas-fonds ne sait que faire de son audace, désire aller par-delà le bien et le mal, mais n'en a finalement pas le courage. Le film de Le Besco voudrait suivre jusqu'au bout ses héroïnes damnées, mais n'arrive pas à trouver en elles le capital de sympathie nécessaire pour le faire; et c'est le spectateur qui écope, témoin agacé de ce nihilisme d'opérette ne sachant plus comment s'assumer.

Au bout du compte, nous nous retrouvons face à un mélodrame anecdotique qui tente de masquer sa propre confusion par le recours à divers rouages éculés (le tribunal, le flashback mélancolique, le monologue empreint de doute) cherchant désespérément à produire une « résolution ouverte » aux intentions parfaitement contradictoires. L'anarchie dérangée, le nihilisme virulent, sont ainsi étouffés par l'apparition progressive de ces banals mécanismes qui viennent neutraliser la seule qualité que possédait jusqu'alors Bas-fonds : son violent anticonformisme, soutenu par une outrance formelle honnêtement déstabilisante à défaut d'être réellement maîtrisée. Ce cinéma de l'extrême se nie donc lui-même au moment de vérité, opérant un repli vers des lieux communs rassurants lorsque s'épuise le spectacle de la putréfaction humaine sur lequel il avait débuté. Nous pourrions critiquer plus encore les failles de sa forme, les faiblesses de son discours; mais on perçoit, dans cette contradiction finale qui ramène Bas-fonds sur le « droit chemin » des conventions, l'ultime péché que peut commettre ce type de cinéma « sans concessions ».
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Critique publiée le 10 août 2011.