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City of Life and Death (2009)
Chuan Lu

Cauchemars de guerre

Par Mathieu Li-Goyette
De tous les grands pays producteurs de blockbusters, c'est probablement de la Chine dont il faut le plus souvent se méfier. Non pas que les Ip Man et Assembly ne soient pas amusants, mais d'autres opus se sont avérés des poisons particulièrement perfides dans la bouche grande ouverte du public de « films d'été à grand déploiement » (toute l’oeuvre de Zhang Yimou, serais-je tenté de dire, en est le plus grandiloquent exemple). Dans le cas du cinéma chinois, nous sommes à moitié chanceux. Peu de leurs oeuvres imposantes pénètrent les frontières du Québec et c'est toujours dans un silence plus ou moins complet (exception faite de leur succès garanti à l'occasion du festival Fantasia) qu'ils effectuent leur passage. Dans la lignée des productions à succès des années 2000 ayant vu les techniciens chinois égaler ceux du grand Hollywood, City of Life and Death est d'abord un film de guerre impressionnant, d'une maîtrise incroyable quant à la mise en scène de sa fresque guerrière horrible, celle racontant le massacre de Nanjing, ancienne capitale chinoise.

Attaquée par les Japonais en 1937 dans la foulée de la guerre sino-japonaise (qui amorce la Guerre du Pacifique bien avant l'invasion de la Pologne par Hitler), la ville est mise à feu et à sang par les soldats. On dénombre aujourd'hui entre 100 000 et 300 000 morts chez les civils et les soldats de la milice y ayant laissé leur vie en à peine une quinzaine de jours. Aujourd'hui camouflé par les autorités japonaises, le génocide chinois a été reconnu et étudié à partir des années 70 par les historiens et révélé au grand jour dans les années 90. Ayant ses personnages phares et ses moments clés, l'événement a depuis été l'objet de nombreuses reconstitutions au cinéma, dont une allemande en 2009 intitulé John Rabe (du nom d'un nazi qui aurait sauvé plus de 200 000 Chinois et que les historiens surnomment le « Oskar Schindler de Nanjing »). Petite leçon d'Histoire mise à part, disons qu'il en est du massacre de Nanjing comme il en a été des goulags et de l'Holocauste. À la différence que l'écriture de l'Histoire, si elle est une chose passionnante à observer dans les films à vocation historique, se plie à des subjectivités multiples et à des regards sans cesse discordants.

C'est-à-dire que City of Life and Death est aussi patriotique que Schindler's List l'a été et que s'il tend à vouloir faire connaître un chapitre méconnu de la guerre en prenant soin d'exposer le point de vue japonais comme le point de vue chinois, il est certainement tragique, voire mélodramatique, mais jamais insensé. Certes, l'esthétisation de la violence par Lu Chuan est extrême et en fait l’un des réalisateurs les plus talentueux de la Chine continentale. Il sait planifier de longues séquences d'action, ses comédiens le lui rendent bien et la direction photo de son fidèle Yu Cao confère à l’oeuvre des tons expressionnistes terrifiants. Sans un filet de soleil sinon dans les derniers plans, le ciel gris qui surplombe constamment la ville et qui agrémente les luttes d'endurance entre résistants et Japonais font de City of Life and Death la représentation cauchemardesque d'un massacre. Plus un cauchemar qu'une représentation hyper réaliste, Lu répond à Spielberg en n'utilisant pas les photographies des vrais individus impliqués dans le conflit, mais bien ceux qui les interprètent. Son film n'est pas une reproduction du conflit ni un hommage larmoyant. Il est plutôt une mise en images d'une horreur, de la vision obscène d'une défaite qui, jusqu'à aujourd'hui, a marqué l'imaginaire chinois. En allant puiser dans cette peur, il parvient à en tirer une grande fresque onirique, imparfaite, mais certainement louable dans ses moyens et ses fins.

Si protagoniste il y a (la narration tend plutôt à alterner entre plusieurs groupes de personnages), Kadokawa serait celui à travers qui tout le conflit est observé. Soldat japonais peu convaincu des manières de son pays, il libérera un homme et un enfant destinés au pilori avant de s'enlever la vie. Rédemption pour lui qui a dû tuer et massacrer comme ses supérieurs lui ordonnaient, on sent constamment chez les soldats un dédain à obéir, la prise de conscience de l'absurdité de leur assaut sur la ville. À la toute fin, les pièces du puzzle se réunissent : la ville est conquise, les soldats procèdent à une longue cérémonie en l'honneur de l'empereur du Japon (filmée religieusement par Lu dans son intégralité). Caméra agenouillée scrutant l’infanterie accoutrée en habits de rituel, elle impose le sacré et la vénération des ancêtres, rappelle que bien qu'aucun de ces actes ne soient pardonnables, c'est d'abord parce que les Japonais sont élevés depuis leur plus jeune âge dans l'ultime but de donner leur vie à l'empereur que tant de supplices ont été infligés. Tout à coup, Lu prend de la distance avec son sujet. La première partie du film (un impressionnant combat de quarante-cinq minutes) semble bien loin et, alors que son segment sur la survie dans la Nanjing détruite atteint son apothéose lors de cette cérémonie, le cinéaste a parfaitement remis en cause la fibre patriotique des vainqueurs et des vaincus.

Autant les « Banzai! » japonais que les « la Chine ne mourra jamais » entonnés par les prisonniers au seuil de la mort, les personnages principaux ne sont finalement que des ancrages dans une masse indifférenciée de gens. Invariant symbolique du cinéma populaire chinois où le nombre fait la force, cette attention au groupe relativise aussi chacune des actions dont les coupables sont toujours dissimulés. Lors d'une fusillade, aucun soldat en particulier n'est filmé, uniquement leurs armes et les balles qui sifflent. Les officiers supérieurs sont reconnus au fil du film, mais jamais en les associant à un caractère nécessairement barbare; excès et bribes d'humanité s'entremêlent. Ce que l'on en retient, c'est toujours les canons des armes, les cadavres et les ruines qui encerclent sans cesse le cadre. Cauchemar, on l'a déjà dit, City of Life and Death touche aussi à un sujet particulièrement tabou encore aujourd'hui au Japon, celui des « femmes de réconfort ». Engagées (de force) par l'armée japonaise, Japonaises et Coréennes composaient un corps de l'armée accompagnant les garnisons et ayant pour « mission » de coucher avec les militaires qui le désiraient.

Kadokawa vit d'ailleurs avec l'une d'elles sa première relation sexuelle. Tragédie : elle mourra par épuisement après des heures sans nourriture et sans eau. Les autorités manquent de femmes de joie et entament un recrutement forcé parmi les survivants du massacre. L'hécatombe devient, selon l'appellation chinoise d'aujourd'hui, le « viol de Nanjing ». Une Histoire se déroule sous nos yeux. Une Histoire avec ses Oskar Schindler et ses SS. Atroce, différente de celle de l'Europe, mais tout aussi troublante, sa mise en images a la qualité de faire connaître ce dont on ne peut se rappeler pour ne  l'avoir jamais su. Grand film populaire et ambitieux, il accomplit avec noblesse une mission pompeuse de la manière la plus originale en espérant qu'on n'y soit pas sourds. La Shoah a eu droit à ses sempiternelles « mises en fiction », aussi louables ou laborieuses furent-elles. Le massacre de Nanjing, combattant le feu hollywoodien par le feu chinois, en méritait tout autant.
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Critique publiée le 27 juin 2011.