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Santa Sangre (1989)
Alejandro Jodorowsky

La singulière aventure d'un poète au pays du giallo

Par Alexandre Fontaine Rousseau
Pour une quarantaine de minutes, Santa Sangre, dans toute son excentricité, nous semble parfaitement familier. Ce cirque effervescent, généreusement surréaliste, renoue avec cette singulière « manière Jodorowsky » - celle d'El Topo, mais plus encore celle de The Holy Mountain. L'image y devient imaginaire à ciel ouvert, ou peut-être est-ce plutôt le voile illusoire de la vision réaliste qui est percé par ce maître alchimiste désirant révéler au spectateur la vraie nature du monde. Chose certaine, tout dans ce spectacle délirant tient de l'expression personnelle, du discours d'auteur le plus pur; rien n'y est « générique » ou « conventionnel ». Et pourtant, c'est en acceptant (sans se compromettre) de se plier à quelques modalités du bon vieux giallo (bel et bien mort et enterré, en 1989) que l'iconoclaste cinéaste d'origine chilienne réussira enfin à signer un cinquième long métrage. En effet, c'est Claudio Argento, le frère de Dario, qui approcha Jodorowsky (dont le dernier film, Tusk, datait déjà de 1980) en lui proposant de réaliser un truc dans lequel, petite contrainte au passage, on tuerait beaucoup de filles. Claudio, semble-t-il, tenait beaucoup à ce détail.

En acquiesçant à cette obligation contractuelle, le cinéaste va un peu involontairement (certainement pas consciemment) s'inscrire dans la mouvance nébuleuse du post-giallo. Mais contrairement à Lamberto Bava ou Michele Soavi, fidèles disciples rendant hommage à une tradition qu'ils désirent perpétuer (pour ne pas dire ressusciter), Jodorowsky va décoder les pulsions internes du genre au lieu d'en répéter les codes, dont il se moque éperdument. Arrivant en authentique néophyte au pays du giallo, le mystique Jodorowsky explorera ainsi avec une fascinante justesse les profondeurs psychanalytiques du genre tout en respectant sa propre intégrité de poète illuminé. Tant et si bien que, malgré quelques maladresses de style imputables sans doute aux goûts discutables de ses acolytes, Santa Sangre s'impose en rétrospective comme l'une des bonnes oeuvres de son auteur.

Cet archétype du tueur fou, simple accessoire dans le giallo classique, le réalisateur d'El Topo l'abordera ici avec la plus étrange et la plus émouvante des sensibilités. Dépeignant avec une compassion très humaine les tourments de son « monstre », il inscrit celui-ci dans la tradition des figures tragiques de James Whale, à l'aide notamment d'une référence explicite au Invisible Man de ce dernier. C'est presque comme si, tout au long du film, le cinéaste cherchait non seulement à comprendre son protagoniste, mais aussi à le « guérir »; horreur thérapeutique, entretenant le plus bizarre (et bizarrement juste) des équilibres entre les sensibilités New Age de Jodorowsky et les exigences sadiques du cadet Argento. Santa Sangre nous offre ainsi ce très long prologue dans un cirque servant à établir le personnage torturé de Fenix de même que le passé qui va plus tard le hanter : un retour aux sources du mal, aux accents freudiens assumés, qui constitue en soi un tour de force dans l'art de la mise en scène baroque. À commencer par cette scène surréaliste des funérailles de l'éléphant, qui oscille avec une adresse stupéfiante entre le grotesque et le tragique…

Cette intimité psychique lentement élaborée avec le tueur se traduit en définitive par un partage de ses hallucinations, qui envahissent l'écran devenu schizophrène sous l'effet de cette proximité. C'est la seconde partie du film qui évoque le giallo et ses meurtres sanglants, mais surtout le Psycho d'Alfred Hitchcock tel que revu et corrigé par Fellini. Car la mère de Fenix, poussant son fils à tuer les femmes desquelles il s'approche, cherche par son entremise à se venger des infidélités du père. Oedipe n'est pas loin derrière, les castrations (symboliques ou non) se multipliant tandis que le fils perturbé fusionne littéralement avec sa mère (qu'il complète physiquement en comblant ses mutilations : le père lui a coupé les bras). Les couteaux du tueur sont des symboles phalliques manifestes, renvoyant à la fois à la puissance du père et à son impardonnable crime. Ce qui intéresse Jodorowsky dans la figure du tueur, c'est sa dimension névrosée : ce trouble qui l'affecte profondément, mais sur lequel, nous affirme la conclusion, il est possible de triompher.

Dans l'ensemble, force est d'admettre que la plupart des rapprochements entre Santa Sangre et le giallo classique sont forcés, les similitudes étant le fruit des circonstances plutôt que d'une quelconque volonté de l'auteur. Mais une ressemblance en apparence anodine avec le cinéma de Dario Argento mérite tout de même d'être soulignée : il s'agit de l'omniprésence et de la valeur symbolique forte des mains. Faisant l'objet d'un authentique fétiche chez Argento, qui leur accordait une telle importance qu'il tenait à les « interpréter » lui-même, les mains sont dans Santa Sangre à la fois personnification de l'attachement régressif à la mère et ultime symbole de la rédemption de Fenix. Enfin libéré de l'emprise de celle-ci, le jeune homme est invité par la police qui le cerne à les lever dans les airs : « mes mains », se répète-t-il alors comme pour s'en convaincre lui-même. Le tueur n'est plus une marionnette, asservie à ses pulsions ou à son passé, puisqu'il a repris le contrôle de ses mains.

L'étrange rédemption de Fenix confirme de manière poétique l'optimisme de Jodorowsky. Certes, son protagoniste est au final capturé par les forces de l'ordre; mais cette prison « matérielle » qui l'attend n'est rien lorsque comparée à celle, intérieure, dont il vient tout juste de se libérer. Au niveau moral, Santa Sangre est donc plus proche de Frankenstein que du giallo : le tueur n'y est pas tant une menace anonyme, un fléau social, que l'incarnation théâtrale touchante d'un drame individuel commun à tous les hommes. Mise en scène d'un profond malaise, l'horreur entre les mains de Jodorowsky n'est cependant pas une représentation de l'abject. Il s'agit en quelque sorte d'une épreuve psychanalytique par laquelle un sujet triomphe par la catharsis violente sur l'objet de son aliénation. Quitte à se compromettre, quitte à se risquer par-delà les normes et les frontières de cette « humanité » dont, depuis toujours, le réalisateur d'El Topo cherche de toute façon à repousser les limites.
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Critique publiée le 6 avril 2011.