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Piranha 3D (2010)
Alexandre Aja

Étude de marché

Par Élodie François
En écumant toutes les salles de seconde zone le cinéma de genre a rapidement donné le jour à une portée de mouflets peu recommandables. De catégorie B ou Z, ces dérivés des gros titres, souvent réalisés pour pallier à l’ennui des jeunes banlieusards jouissant de l’invention de l’adolescence, n’avaient de leurs aînés qu’un vague air de famille; un titre référentiel, un synopsis emprunté, et surtout une affiche délibérément inspirée. De remake en saga il ne tarda pas aux jeunes gens de se saisir d’une caméra - aussi mauvaise fusse-t-elle - pour reproduire ce qu’ils chérissaient tant de voir chaque vendredi soir. Le film de fan était né. Il va s’en dire que le film de fan a du culte ce que la Nouvelle Vague a de la légende. Ouvertement clinquant et outrageusement codifié, s’il est un objectif visé par les responsables de ces carnages (ce l’était trop souvent), c’est celui d’aller là où leurs nombreux prédécesseurs ne se sont jamais risqués. Car il est difficile de faire preuve d’originalité lorsque le scénario est celui mille fois éreinté des « low budgets » traditionnels. C’est ainsi que, de mal en pis, sexe et violence se croisent et partagent depuis plus de quatre décennies le podium de l’excès, mais aussi, fort heureusement, de la parodie.

Piranaha 3D, bien sûr, est de ces films. Et si le titre ne convainc pas tout le monde de sa filiation au genre il faut aux agnostiques se pencher sur l’affiche afin de réaliser combien elle est calquée sur celle de Jaws. Mais n’acclamons pas Alexandre Aja d’une telle trouvaille car c’est bien avant lui qu’elle fut pensée, alors qu’un certain Joe Dante faisait ses débuts. Si en revanche Piranha 3D n’est pas le premier long métrage d’Aja (c’est son cinquième), il reste que ces volets ont cela de commun d’être tous les trois le fruit d’une commande. C’est d’ailleurs à cela que l’on reconnait un bon d’un mauvais film de fan, les bons (les vrais) transpirant de la passion des artisans et de leurs références élogieuses au genre, souvent par l’emprunt, tout en inventant une forme, la leur (Sam Raimi en est le meilleur exemple lorsqu’il croise intelligemment le gore aux classiques de la Hammer dans Evil Dead), à l’abri des idéaux égarés d’avides producteurs. Les mauvais en revanche vomissent leur sujet, déballant vices et viscères sans concession aucune. Piranha 3D, lui, balance entre les deux. Non pas qu’Aja soit un impie, reconnu comme un spécialiste de l’horreur (titre que les revues françaises lui prêtent trop facilement à mon goût) nous sommes en droit de penser qu’il a fait ses devoirs; mais on peut largement interroger certaines de ses images.

Il en va d’abord d’un certain usage du hors-champ. Le hors-champ autrefois c’était la mort; et aujourd’hui encore, les meilleurs slashers ont bien retenu la leçon. Mais il n’est pas seulement le couperet redouté des vierges, le hors-champ, dans le cinéma de genre, c’est l’habile combinaison de l’appréhension du coup et le coup lui-même, le délicat dosage du visible et de l’invisible. Et si dans l’invisible réside la clé de voûte du suspense, il vient alors la question de l’ellipse; car là où le hors-champ ne peut qu’être délivrance ou disparition, l’ellipse, elle, se voit confier un large panel de possibilités. En la matière, c’est probablement à Lubitsch que revient la palme. De la suggestion sexuelle à la critique de guerre, « l’ellipse est utilisée pour sa valeur de condensation dramatique, et non pour sous-entendre l’interdit […] dans maints passages de ses comédies où il n’est pas davantage question de défier la censure, mais de styliser, d’éviter les explications laborieuses par d’alertes déplacements de sens », écrit Jacqueline Nacache. En réalité, dans la volonté de lever les interdictions de l’industrie et des moeurs, le dernier tiers du XXème siècle a bouleversé le rapport à l’image en lui ôtant peu à peu la part de suggestion sur laquelle reposait bien souvent la force d’un récit.

Ce qu’il y aurait donc à reprocher à Alexandre Aja serait à reprocher à tout un marché. Car le cinéma d’exploitation est né dans cet élan qui au détriment du fond a « libéré » la forme. Dans le cas de Piranha, qu’il s’agisse des deux premiers épisodes ou du dernier, ce désir de voir s’est traduit par la destruction de la tension installée par le cinéma fantastique au profit d’un glissement vers une esthétisation de la mort empruntée au cinéma gore. Ainsi, si la tension de la première moitié de Jaws repose sur l’alternance entre focalisation interne et externe - caméra subjective du requin et de ce qui est perçu comme tel (l’exemple des enfants voulant effrayer les nageurs) et point de vue de la plage et de ses vacanciers - c’est parce que le montage crée un espace dans lequel l’intérêt de la scène repose sur l’anticipation de sa conclusion et non sur la conclusion elle-même. A contrario, Piranha 3D fonde l’essentiel de son intrigue sur la focalisation interne des prédateurs déplaçant dès lors dans un même mouvement à la fois le centre d’intérêt de la séquence et la tension provoquée par celle-ci. Ainsi, à la question « y a-t-il présence du danger? » se substitue un nouvel intérêt : « comment vont mourir les vacanciers? »

Ce glissement de l’intérêt, de l’anticipation vers l’action ou, pour reprendre notre précédente métaphore, de la crainte du couperet et du coup lui-même, renvoie à l’usage même du hors-champ, ici inexistant car sans cesse matérialisé par la présence récurrente des plans sur les piranhas. Mais si le genre s’autorise de tels raccourcis c’est parce que le véritable intérêt de la production d’aujourd’hui réside moins dans la recherche d’un public (attiré par les nouvelles formes) que dans la préservation de celui qu’elle attise depuis quarante ans. Au diable la qualité de la mise en scène et des comédiens (qui se voient souvent offrir leur premier ou leur dernier rôle), ce qui importe c’est que le spectateur se sente chez lui. Cette familiarité c’est le lot d’un phénomène désormais souverain: le cognitivisme, ou le fait d’anticiper des codes assimilés à force de rencontres. Dans Piranha 3D c’est la présence de Richard Dreyfuss dans les premières minutes du film qui en plus de rappeler la filiation à Jaws nous suggère la dimension parodique que ce nouveau produit peut avoir; mais c’est aussi Christopher Lloyd dans le rôle du savant fou faisant certes écho au personnage du premier volet mais aussi à celui d’Emmett Brown de Back to the Future (la génération 80 ayant grandi avec le film de monstre dans une main et les films « scientifico-comiques » dans l’autre).

Bien que les pistes interprétatives abondent retournons à la nôtre, car s’il y a une différence dans la sempiternelle répétition des schémas classiques, ici c’est celle de la 3D. Mais en s’offrant comme bouée de sauvetage d’un genre fatigué par les sagas (la survie du slasher en dépend), la 3D finit peu à peu par mettre à la porte de la représentation tous les procédés narratifs qui ont fait la gloire du cinéma de genre (de Cat People à The Happening) en faveur d’une suresthétisation des noeuds dramatiques. Considérant cette avancée du visible - voire du survisible - sur l'invisble, il nous vient vite l’étrange impression d’avoir tout vu et, sans que l’on s’en aperçoive, c’est tout un attribut du cinéma qui s’évanouit dans la catharsis. Et plus que la catharsis car la 3D renvoie le cinéma à son stade d’attraction, normalisant le récit dans le mouvement répétitif de la monstration, atténuant progressivement les possibilités infinies de l’imagination du spectateur. Mais cela, après tout, est fort apprécié des consommateurs…
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Critique publiée le 18 octobre 2010.