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Esprit des lieux, L' (2006)
Catherine Martin

Racines profondes

Par Alexandre Fontaine Rousseau
Il y a d'abord ce titre, superbe. Un titre qui, à lui seul, pourrait servir à résumer la nature de la vérité que dégage le cinéma de Catherine Martin. Titre hanté, aux résonances multiples, qui évoque toute une vie derrière la surface des choses. L'esprit des lieux, c'est ce qui survit au temps grâce à la mémoire humaine et photographique. Mais c'est aussi, peut-être, le souvenir que recèle un paysage en lui-même; comme si les lieux avaient une mémoire, au-delà de celle que leur confère l'humain en se les appropriant. Mais évitons de nous égarer dans une métaphysique précaire quand, au contraire, la cinéaste québécoise ancre son regard dans un réel bien tangible. Cet « esprit des lieux » est aussi passage du temps, succession des générations; et si cette notion d'héritage habite toute l'oeuvre de Martin, comme une sorte de fondement inébranlable de son discours, elle en devient le sujet à proprement parler l'espace d'un documentaire qui cherche constamment à faire le pont entre passé et présent. Pour perpétuer cette mémoire, la faire revivre.

En ce sens, la tradition dans laquelle s'inscrit le plus clairement L'esprit des lieux est celle de la « parole vivante » de Pierre Perrault. À l'instar de cet incontournable pionnier, Catherine Martin trace le parcours que suivra son film à partir d'une réalité géographique (la route de Charlevoix qu'elle suit) et historique (le passage, il y a trente-cinq ans, du photographe Gabor Szilasi dans la région). Elle laisse parler les gens sur son chemin, éveillant leurs souvenirs à l'aide de ces images prises au même endroit, dans un autre temps. Ce faisant, la cinéaste affirme son désir d'assurer à son tour une passation; la photographie agit ici comme révélateur, tandis que le cinéma sert à capter le moment de cette résurgence. Ce dispositif précis est très minutieusement mis en place, ce qui pourrait conférer un caractère quelque peu académique à la forme si les émotions n'émergeaient pas avec une telle constance des cadres construits avec soin par Carlos Ferrand.

Pour s'approcher de l'autre, Martin ne semble pas croire au gros plan, mais affirme plutôt son allégeance au plan-séquence. La proximité se bâtit chez elle par la durée, voire en elle, comme si le passage du temps seul permettait de cimenter une relation profonde. À l'écoute de ce temps, consciente de sa précieuse valeur, Catherine Martin fait preuve autrement de la même sensibilité mise en scène avec tant de force dans ses fictions; elle laisse le spectateur s'imprégner du réel, tout comme elle prend le temps de connaître l'autre en tant qu'interlocutrice. L'image est comme une peau en contact direct avec la texture du réel, douceur et lenteur dictant le ton d'un échange qui tient de la symbiose. Dans cette simplicité volontaire qu'elle affiche, l'image trouve le moyen de se réaliser en tant que simple extension du monde. Elle capte la beauté mais ne la force pas. Son passage provoque le souvenir mais ne le fabrique pas.

La mémoire, qui sert de fil conducteur dans L'esprit des lieux, est ancrée dans les êtres; mais ces êtres sont pour leur part profondément enracinés dans le territoire qu'ils habitent. En photographiant de nouveau les individus là où ils avaient été « fixés » il y a de cela des années, ces coureurs automobiles par exemple, Martin ne dévoile pas seulement l'âme des lieux qu'elle filme. Elle explore la complexité du rapport social, culturel et émotif à l'espace, démontre qu'un bout de terre n'est pas qu'un bout de terre, qu'il s'y développe au fil des ans un héritage invisible. Comme dans Pour la suite du monde, de Perrault, le cinéma ne sert pas ici à illustrer la trace d'un passé mort et enterré; il provoque ce passé, l'invite à reprendre sa place dans le présent. D'où l'importance de cette citation du poète Gaston Miron, sur laquelle se termine le film : « et j'ai hâte à il y a quelques années, l'avenir est aux sources. » Point de folklore simplifié, dans cet enracinement mémoriel.

Cette dette morale à la trilogie de l'Île-aux-Coudres est parfaitement assumée, la cinéaste repassant même par là au cours de son pèlerinage - prenant des nouvelles de quelques descendants des protagonistes de ces films, perpétuant d'une certaine manière une activité documentaire ayant été entamée il y a plus de quarante ans. Mais, tout en feignant de s'intéresser au passé, Catherine Martin va en réalité à la rencontre d'un présent d'autant plus éloquent qu'il permet de mettre à jour un lien au passé. C'est la nature même du regard contemporain, selon le philosophe italien Giorgio Agamben : « La contemporanéité est donc une singulière relation avec son propre temps, auquel on adhère tout en prenant ses distances; elle est très précisément la relation au temps qui adhère à lui par le déphasage et l'anachronisme. » (dans Qu'est-ce que le contemporain?, p. 11)

Par cette perspective, il nous est possible de prendre nos distances par rapport à notre propre existence et de voir dans la tristesse du présent la lumière de la continuité. Le cinéma de Catherine Martin - faut-il une fois de plus le répéter? - n'a pas peur de l'obscurité, de la mélancolie. Dans les villes presque tout entier constituait une réflexion sur celle-ci. Ici, il y a plutôt la lente érosion, la dissolution du passé dans un présent qui tend à oublier. Et cette caméra, consciente d'un certain devoir, qui cherche à se souvenir. Ce qu'on apprécie dans L'esprit des lieux c'est, plus encore qu'une démarche cinématographique, une poésie du regard.
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Critique publiée le 31 août 2010.
 
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