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Rashômon (1950)
Akira Kurosawa

Moment de vérité(s)

Par Alexandre Fontaine Rousseau
Tout a déjà été dit sur Rashomon, et pourtant on pourrait continuer d'en parler indéfiniment. Parce que son sujet, la vérité, est infini. Parce que le doute profond qu'il sème dans l'esprit du spectateur remet en question les fondements mêmes de l'art cinématographique. Rashomon est l'instant d'une prise de conscience, une brèche qui s'ouvre subitement dans la façade cinéma : et si l'image mentait? En affirmant ce possible, en le confirmant de surcroît, le film crée un véritable schisme dans la conception du regard : multiplication des points de vue, affrontement des perspectives, le cinéma n'est plus machine à vérité, mais bien fabrique à mensonges. Il fallait bien qu'un jour un créateur se remette en question ainsi. Laissons aux historiens le soin de débattre de l'exact moment de cet avènement. Chose certaine, Rashomon schématise et systématise cette réflexion de manière exemplaire encore aujourd'hui par l'enchâssement de récits discordants qu'il met en scène. Quatre versions d'un même événement, chaque récit modifiant les faits au profit de celui qui les raconte. À partir de cette structure narrative novatrice, Kurosawa construira une réflexion à la fois riche et limpide sur la nature humaine. Paradoxalement, c'est le contexte médiéval pittoresque qui fait de Rashomon le moment où émerge le Kurosawa mythique qui triomphera en tant qu'auteur sur la scène internationale.

Bien malgré lui, le cinéaste devient par ce choix un fournisseur d'exotisme nippon à l'étranger, un marchand d'Orient à travers l'Occident. Le succès du film à l'étranger repose en partie sur l'attrait superficiel de ses images. Tout comme Mizoguchi, qui se fera connaître à l'extérieur du Japon grâce à ses Contes de la lune vague après la pluie, Kurosawa est réduit par la force des choses à cette dimension somme toute incidente de son œuvre ; le phénomène est d'autant plus ironique que les deux films procèdent à une démythologisation de ce symbole national qu'est l'héroïsme médiéval. Dans ses Contes, Mizoguchi présente l'histoire d'un paysan qui usurpe en quelque sorte son titre de samouraï tandis que sa femme abandonnée est réduite à se prostituer pour subvenir à ses besoins. Dans Rashomon, au-delà des mensonges montés pour sauver la face, l'honorable samouraï et le vaillant brigand ne font preuve d'aucun courage et la noble princesse n'est pas vertueuse comme voudrait nous le faire croire la tradition. Même l'humble bûcheron devient un vulgaire voleur lorsque l'occasion se présente. Il y a d'abord dans Rashomon la représentation de cette petite mesquinerie omise de la grande Histoire. En la dévoilant, le réalisateur débusque un mythe fondateur de la mentalité féodale.

Évidemment, l'autre vérité exposée est celle de l'image qui ment. Le spectateur, conditionné à prendre pour acquis que ce qu'il voit à l'écran est vrai, doit désapprendre ce réflexe, puisque Rashomon, explicitement, représente ce qui est dit (par opposition à ce qui est arrivé). Tout comme l'Histoire est une construction de l'institution « scientifique » la relatant et l'histoire une fabrication de l'individu la racontant, l'image est ici illustration d'une subjectivité que met en évidence le dispositif cinématographique. Cette révélation qui pourrait faire balancer le cinéma tout entier dans le régime de l'illusion, Kurosawa l'utilise plutôt pour surmonter de manière exemplaire le cynisme menaçant de dominer le film. Car c'est malgré la désillusion que triomphe l'espoir dans Rashomon ; et il suffit au final d'une bonne action pour restaurer l'honneur souillé de l'humanité. En adoptant l'orphelin retrouvé abandonné dans les ruines où il s'est réfugié pour éviter l'averse, le bûcheron (incarné comme de raison par Takashi Shimura, pour qui le don de soi est devenu une seconde nature) se fait non seulement pardonner un écart de conduite (il a subtilisé une dague précieuse sur les lieux du crime) mais prouve par ce simple acte de générosité désintéressée que la « nature humaine » n'est pas fondamentalement mauvaise. La pluie cesse. L'équilibre du monde a été rétabli.

Cette foi en l'individu qui l'anime, Kurosawa la traduit en termes de mise en scène par un commandement très simple formulé dans un texte de 1975 à l'intention des aspirants réalisateurs : « la caméra doit suivre l'acteur quand il bouge et s'arrêter quand il s'arrête. » (1985, p. 215) Dans Rashomon, la caméra fixe les personnages jusqu'au coeur des ténèbres vers lesquelles ils s'enfoncent progressivement ; leurs corps se confondent avec l'arrière-plan dense, transformé en paysage impressionniste par le flou que crée le téléobjectif, et leurs visages sont couverts des ombres tracées par la lumière que laisse passer la cime des arbres. En pénétrant dans cette forêt, ces hommes et ces femmes risquent de perdre jusqu'à leur âme. Plusieurs en ressortent souillés. D'autres n'en ressortent tout simplement pas. Encore une fois, l'environnement se présente comme une menace chez Kurosawa. N'est-ce pas le vent lui-même que le bandit Tajômaru invoque lorsqu'on lui demande pourquoi il a tué en cette journée fatidique? Mais, bien sûr, chacun invente et manipule dans Rashomon - et cette explication que propose le personnage de Mifune n'est peut-être qu'une autre fabulation. Le cinéaste laisse à la discrétion du spectateur la définition de la vérité dans ce film ; il l'installe même à la place du juge, les différents intervenants présentant leur version des faits à une caméra neutre qui aspire à révéler.

« Les être humains sont incapables d'être honnêtes avec eux-mêmes sur ce qui les concerne, ils ne savent pas parler d'eux sans embellir le tableau. Ce sont de tels êtres humains que dépeint le scénario - du genre à ne pas pouvoir vivre sans entretenir des mensonges qui les font se sentir meilleurs qu'ils ne le sont en réalité. » (1985, p. 205) C'est lorsque le bûcheron révèle finalement ce qui s'est « réellement » passé que nous comprenons la portée de cette affirmation du cinéaste. Le duel final entre Mifune et Masayuki Mori est bancal, disgracieux, frôlant le ridicule ; ce serait une scène comique si le spectacle offert n'était pas si pitoyable. Le mythe des guerriers a été démonté. Les vrais héros seront les bûcherons et les paysans, les gens du peuple qui, à défaut de prouesses épiques, sont capables de bonté authentique. Rashomon, par sa concision et la précision de sa démonstration, est un film parfait sur l'imperfection de l'homme. C'est aussi une exposition admirable des failles de l'image cinématographique, du potentiel trompeur du septième art. En ce sens, le cinéaste poursuit sa réflexion formelle jusqu'à sa conclusion logique : il traque l'homme jusque dans les plus sombres zones d'ombres de sa conscience, et l'image elle-même les suit jusqu'à se confondre avec leur perception faussée, jusqu'à donner vie à leurs tromperies. Du coup, le faux qu'il représente constitue le plus fidèle portrait du réel possible.
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Critique publiée le 22 juin 2010.