WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Tiger's Tail, The (2006)
John Boorman

Le conteur gracieux

Par Mathieu Li-Goyette
Depuis fort longtemps, le récit tire à profit des peurs primaires de l’homme basant ainsi son efficacité sur la simplicité plutôt que sur la spécificité. Par peur primaire j’entends celles qui réfèrent à la distinction naturelle séparant l’homme de la bête et de ses plus sauvages instincts: la peur de la dénomination, de la perte de singularité, bref, la perte d’identité propre. Évidemment, la peinture, le théâtre et le cinéma auront toujours semblés les plus aptes à s’y prêter; un art de la représentation ayant toujours en arrière pensée la tentation narcissique de son propre dédoublement, du discours sur lui-même. S’il est important de retracer le parcours du dédoublement chez le film de Boorman, c’est pour cause qu’il s’affiche, avec ce dernier opus, comme un penseur sagace du concept et, par le fait même sans y apporter un renouveau stupéfiant, y associe les plus grands canons de son art pour y déballer au final un film d’une élégance impeccable et d’une modestie d’exception à l’occasion de cette 37e édition du Festival du Nouveau Cinéma. Projeté en présentation spéciale lors du couronnement de la carrière de Boorman avec une Louve d’Honneur en cet an 2008, plusieurs se seront portés inquiets face à la décision d’attribuer au réalisateur de Delivrance (1972) et d'Excalibur (1981) un tel prix d’une importance à tout le moins symbolique (pour la légitimité du prix, chaque lecteur y verra sûrement sa propre réponse).

The Tiger’s Tail (traduit littéralement par la queue du tigre) porte un regard noir à la fois poétique sur la hausse explosive des marchés boursiers irlandais au tournant du dernier millénaire dans une période fastueuse où l’homme d’affaire manipulateur et charismatique ne pouvait qu’être roi des conglomérats d’entreprises. Brendan Gleeson (dans le rôle d’une carrière à n’en pas douter) y joue l’un de ces opportunistes poussés au pouvoir, Liam O’Leary. Opposé drôlement à un fils communiste militant (incarné par le fils même de Gleeson) et voisin de couchette d’une femme blasé, ce O’Leary n’est à la racine qu’un personnage conventionnel à qui la banalité et la redondance plaît plus que l’aventure et le risque; la vie politique et économique dans le douillet chez-soi. Portrait d’une vie platonique bientôt dévié de sa trajectoire par l’arrivée d’un double, d’un jumeau de sang depuis longtemps disparu et manigançant la faillite de Liam, The Tiger’s Tail s’empresse rapidement de remettre en perspective le miroir de narcisse qu’on évoquait, de le briser à grand coup de tensions, de plans à la première personne invisibles (marque de commerce réputée de Boorman) et d’une trame sonore classique s’endiablant au moindre soupçon d’altérité. Le fils oublié n’est donc plus tant un personnage, mais bien un élément intégré dans la technique du film réclamant de brillants moments où le raccord de regard et les métamorphoses de maisonnée en labyrinthe frôlant le renoiresque imposent leur propre maîtrise technique, Gleeson se devant de prêter son jeu lui aussi au dédoublement bien plus souvent qu’on ne se le permettrait.

Plus fréquemment, car ce fantôme né d’une famille pauvre n’est autre que l’ombre d’O’Leary, un vicieux diablotin attendant dans la pénombre que son maître prestigieux soit disparu pour s’emparer aisément de son héritage, de sa compagnie, de sa famille et de restituer à la femme de maison toute la passion dont on pouvait gratifier une première nuit de noce. Né du ventre de sa propre sœur lorsqu’elle avait 15 ans, les jumeaux n’ont qu’une identité liée à leur vécu, la famille se décomposant dès que le sein les ayant nourrit soit le sein qui est engendré la mère porteuse. Paradoxe obsédant d’Œdipe, c’est de la singularité que perde les jumeaux au savoir de cet échange de berceaux. L’acte de naissance en soi étant si étroitement lié à l’identité propre de chacun, le jeu de vase communiquant incestueux dont même le prêtre de la paroisse eut son mot à dire annihile complètement le désir des O’Leary de s’associer, les laissant pathétiquement se poursuivre dans tout Dublin avec fusil à pompe et voiture de luxe à portée de main. Bien que certains passages paraissent en bout de ligne forcés vers la finale saine où chacun se voit restitué dans la vie qu’il aurait pu avoir (le pauvre devient riche, le riche goûte à la pauvreté), l’entente finale des deux frères reste ambigüe pour le mieux d’un épilogue qui aurait pu être aussi savant que maladroit.

Ponctuellement critiqué d’être un auteur raté aux préoccupations esthétiques hégémoniques bien plus souvent qu'adepte d'une ligne idéologique ou conceptuelle, Boorman livre à ceux qui douterait de son flegme peut-être rouillé (faisant parti d’un club rarissime pratiquant encore le métier passé la barre des 75 ans) une réalisation indéniablement hors-pair. D’un classicisme tout à fait ingénieux lors de ces fondus enchaînés, ces montées de tempo sur thème de violon stridents contrecarrant le son grave des cuivre et la capacité gracieuse de Boorman à faire jouer au chat et à la souris un même comédien pose un climat d’opposition féroce, mais à la fois mélancolique dans le portrait d’une Irlande exagérément insalubre et corrompue. Au point où cette dernière parait surréelle, la ville se disjoncte sans cesse avec ses allées d’hôpitaux truffées de gens au crâne fracturé pour faire place ensuite à la campagne parfaitement champêtre où la mère (par « intérim » on s’entendra) passe les derniers jours de son existence sur le gouffre sans fond de l’oublie parfois maladif (la maladie d’Alzheimer), d’autres fois honorifique (ses fils illégitimes qu’elle n’avait jamais avoués). Un jeune adolescent se voit à tripoter la poitrine d’une amie de classe sans raison, le président d’un groupe boursier est prit à se payer une prostitué en habit de poupon, The Tiger’s Tail, cette queue du tigre que l’on ne doit surtout pas lâcher tant que la prise se fait bonne présente la voracité de l’entrepreneuriat dans une décadence tout aussi frappante que l’univers urbain qu’il a lui-même engendré et maintenu au stade d'un prolétariat sans dignité, sans identité autre que la classe dans laquelle chacun semble s’efforcer d’être le plus digne représentant. Jeu de réflexion en surface comme jeu de magie cinéphilique, anthropologique et psychanalytique occulté, cette gueule du tigre aux mâchoires maintenant refermées offre la vision cynique d’un réalisateur destituant ces « grands concepts » au rang d’engrenages de la même machine infernale, de la même phobie du Narcisse qui tomba un jour amoureux de sa propre image.
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Critique publiée le 29 octobre 2008.