WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Last Temptation of Christ, The (1988)
Martin Scorsese

Fin d'un chemin de croix

Par Mathieu Li-Goyette
L’Américain Cecil B. DeMille avait son Christ idolâtré. L’Italien Pier Paolo Pasolini avait son Christ méditatif. L’Italo-Américain Martin Scorsese, lui, son Christ déchiré.
 
Inspiré d’un roman de Nikos Kazantzakis, Scorsese épaulé par son équipe habituelle  (Schrader au scénario, Schoomaker au montage, Ballhaus en chef-opérateur) parvint à faire une relecture du Christ plus qu’actuelle à l’heure où le classicisme du film biblique déjà faible depuis Ben-Hur tombe dans l’oubli à la veille du Nouvel Hollywood des années 70. Relecture, controverse, film biblique s’il en est un, ce questionnement religieux long de 2 h 45 min reste encore aujourd’hui une oeuvre pleine de tabous à laquelle peu de jugements dévoilent son réel sujet. Présentant ici Jésus comme un charpentier artisan de croix de crucifixion à la solde des Romains, Scorsese choque en profitant d’un procédé de «foreshadowing» (indice sur les événements à venir) dans une histoire connue de tous depuis la petite enfance. Judas est ici un zélote aux accents italo-américains interprété par Harvey Keitel, Marie-Madeleine (Barbara Hershey), elle, est connue de Jésus depuis leur jeunesse et ira même jusqu’à lui donner un fils, les apôtres eux, sont presque invisibles et ne servent finalement que d’outils à l’achèvement de la réponse religieuse recherchée par le film. C’est précisément ici que ce dernier prendra de l’importance.
 
Sans user de superlatifs non justifiés, il va s’en dire que les films dits “bibliques” racontent, pour autant, tous la même histoire. « Comment le Christ a-t-il rejoint son Père aux Cieux? ». Désamorçant immédiatement cette quête par la déformation complète des personnages du Nouveau Testament, le cinéaste se pose plutôt ici la question : « Comment croire? » ou plutôt « Pourquoi croire? ». Le Jésus interprété brillamment par Willem Dafoe est ici un personnage indécis, angoissé par sa mission à venir et désirant y renoncer pour pourvoir à ses besoins et finalement vivre sa vie comme bon lui semble. En remettant en question l’existence de son Père, le mettant même au défi, il se rendra jusqu’au seuil du malin pour finalement céder à cette dernière tentation: celle de ne pas vouloir souffrir pour l’humanité.
 
C’est d’ailleurs dans cette parcelle de vie que le cinéaste jouera avec les préjugés et les traditions en faisant de la scène d’amour entre Jésus et sa femme, Marie-Madelaine, un des climax de son film. Dans ce même ordre d’idées, il en va ensuite d’un puissant discours entre l’apôtre autoproclamé, Paul, et un Jésus bien désillusionné. Le premier prêche avoir vu le Fils de Dieu dans un rêve qui lui a dit de rependre la Bonne Nouvelle tandis que le deuxième affirme qu’il est Jésus de Nazareth et qu’étant vivant, il n’a pu apparaître dans aucune vision. Paul (le jeune Scorsese?) proclame alors préférer son Christ glorifié au Christ humanisé devant lui. Difficile de ne pas y voir là, la problématique numéro 1 (et de loin) de la religion catholique pourtant si évidente, mais visiblement évitée si souvent. Suite à cette discussion, Jésus continuera sur le chemin de l’humanité où il se fera finalement accuser de trahison par Judas (toujours vivant). S’apercevant bien qu’il ne peut vivre en simple humain, le Christ septuagénaire demande pardon et retourne sur la croix où finalement il n’aura plus qu’à s’exclamer : « Tout est accompli » quelques secondes avant que la pellicule ne se brise et que les crédits roulent. Osant même y aller avec une réflexion sur l’image, défensive certes, l’effet reste lyrique et la fin du visionnement nous confine au questionnement, que nous soyons croyants ou non.
 
 
Par le passé, nous répondions facilement aux questions existentielles de l’objectif cherchées par la croyance religieuse. Dès que la mort frappait aux portes, c’est les chapelets qui ressortaient des tiroirs. Époque de plus en plus révolue, la religion en soi demeure un riche témoignage de valeurs fondamentales au fonctionnement de toutes sociétés. L’œuvre nous présente brillamment celles-ci sous l’angle insolite et subjectif d’un Christ étranger à sa propre symbolique et écarté volontairement de sa destinée habituellement racontée. Néanmoins, cette réflexion sur les valeurs méritait-elle la modification frôlant le scandale? À malmener ainsi l’image de la Sainte-Trinité, Scorsese ne risquait-il pas de s’égarer dans ses propres démons intérieurs et à finalement retourner ces questionnements sur eux-mêmes? Ses valeurs prodiguées ne se sont-elles pas finalement annulées?
 
Heureusement, non. Ne les brimant pas le moins du monde, mais plutôt en les affirmant, en reclassant à sa façon ce qui est pêché et ce qui ne l’est pas, cet Évangile selon «Saint»-Scorsese est parsemé judicieusement de remises en question typiques au cinéaste. Sa réalisation de marque (particulièrement inventive et rebelle) est tout à son honneur dans cette quête où seules quelques interprétations un peu inégales viennent brimer une distribution justement assemblée. Côté visuel, c’est une galerie de tableaux du classicisme religieux de la Renaissance ce qui en fait finalement un délice pour les yeux. Prêtre avant de devenir cinéaste, Martin Scorsese avait ici un projet taillé sur mesure dont les malheureux défauts de production s’apparentent beaucoup plus au manque flagrant de budget (7 millions au lieu du 15 millions originel) plutôt qu’au manque de talent ou de passion. Cinéaste des obsessions nous ayant d’abord présenté son baptême personnel dans Mean Streets, il continu avec la tentation, la réflexion, puis l’expiation dans Taxi Driver pour n’atteindre finalement que la rédemption dans Raging Bull. Son chemin de croix accompli, il ne lui restait finalement que la confession pour atteindre la délivrance.  
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Critique publiée le 12 mai 2008.