DOSSIER : QUEERS EN CAVALE
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Superman (2025)
James Gunn

Le bol de céréales

Par Mathieu Li-Goyette

*Cette critique contient de légers divulgâcheurs décontextualisés*

Le Superman de James Gunn est un bol de céréales colorées nimbées de généreux lait de vache 3,25 %. Il est irrévérencieux dans son obstination pour la gentillesse, il n’a rien de subtil mais rien de cynique non plus. L’allure est iconique, forte, toutes les interprétations impressionnent, David Corenswet est une révélation dans le rôle éponyme et Rachel Brosnahan la plus intéressante des Lois Lane. Mais la pression de performer ceintre aussi le film aux culottes rouges, en fait une bête plus bizarroïde qu’elle n’y paraît, et il en résulte une petite métamorphose du blockbuster de superhéros suranné.

Le retour aux sources est authentique, mais surtout il s’additionne d’une quête de modernité qui interpelle : un état caucasien d’oligarque au nom inventé, la Boravie, allié fusionnel et surarmé des États-Unis, s’apprête à envahir le Jarhanpur, une nation sans défense, composée de civils, d’enfants et d’aînés, tous à la peau foncée et aux visages usés, coincés dans une bande de territoire étirée contre la mer. Les palais boraviens rappellent l’architecture russe mais la situation au sol évoque le génocide palestinien. Lex Luthor (Nicholas Hoult, rarement aussi bien casé) portraiture Elon Musk. Les journalistes intuitifs, valeureux, ne plient pas et s’envolent dans une iNavette rouge-blanc Supreme pour synchroniser la publication de leur scoop aux coups de Superman qui affronte des hordes de robots, de kaijus et de doubles maléfiques. Pendant ce temps, Luthor est dans le QG de son gratte-ciel, à suivre l’action avec ses drones et à télécommander ses créations en hurlant des combos de Street Fighter. Bien loin en dessous de tout ça, le milliardaire maléfique manipule une rivière de bitcoins sinistres qu’il longe comme le Styx et qui s’élargit pour fendre en deux Metropolis (actuelle Cleveland, la ville de Jerry Siegel et Joe Shuster). Ce n’est plus que la ville de la gazette du Daily Planet qui va s’écrouler dans sa fissure, c’est l’Amérique entière qui va sombrer, celle des centres mais aussi celle de Pa et Ma Kent, avec leur généreux accent, eux qui n’ont jamais autant été des fermiers du Kansas que dans cette mouture-ci. On est loin de Glenn Ford et de Kevin Costner. L’époque est glauque, mais James Gunn nous sert des céréales parce qu’il faut bien se lever chaque matin. La boîte est belle, les silhouettes sont faites d’un trait souple, bien encré. Crues, les guimauves sont trop pâles et sucrées, mais trempées elles reprennent leur teint multicolore, leur densité. L’époque est révoltante et James Gunn pense encore qu’un superhéros peut être une figure inspirante, qu’il peut compresser 18 personnages dans un film de deux heures, parler de tous les sujets de l’heure et convaincre que même la dernière gorgée du bol est aussi bonne que la première.

Avec Superman, James Gunn rejoint le club très sélect des cinéastes qui sont patrons de leur propre studio : Spielberg avec Amblin, Abrams avec Bad Robot, Peele avec Monkeypaw. À la différence que Gunn n’a pas fondé DC Studios, il a seulement été repêché à la suite du fiasco de relations publiques qui l’avait exilé de Disney à cause de vieux tweets dépoussiérés par des démagogues. Adulé, critiqué, puis ressuscité, c’est aussi l’arc narratif de son nouveau film, qu’il dit être son « premier » film de superhéros alors que ses Guardians of the Galaxy étaient des hommages au cinéma de space opera et son Suicide Squad un retour aux films de commandos. Ici, il est donc en plein contrôle du projet, avec un excès de trajectoires narratives et de caprices comiques qui donnent néanmoins à l’œuvre toute sa personnalité loufoque et déglinguée. La surenchère est même in media res, nous plaçant dans une succession de situations déjà établies qu’on comprend à rebours de l’action. Et encore plus parce que cette dernière est opératique, avec de beaux ralentis chorégraphiés, au point que l’esthétique colorée, sculpturale du film, fait toujours faire les premiers pas à l’image, qui raconte une multitude de relations d’idées et d’actions. Superman avec son chien Krypto, Clark avec Lois, Metamorpho avec Superman, Mr. Terrific avec Green Lantern, Lex Luthor avec Superman, Jimmy Olsen avec Ms. Teschmacher, Superman avec ses parents de Krypton, Clark avec ses parents du Midwest… L’énumération pourrait se poursuivre longtemps parce que Superman est un film où les personnages se construisent par des dynamiques qui se tissent et s’entrecroisent, qui rebondissent entre elles et s’entrainent plus vers l’avant, par des actions plutôt que par des idées. Le film récupère des comic books de Superman, particulièrement ceux des années 1960, ces changements de ton drastiques, cette créativité enfantine où chaque problème a une solution précise déjà imaginée, toutes les péripéties semblant s’inventer sur le champ, avec la rapidité du langage — « Toi t’as ça, mais moi j’ai ça » —, sans préparatifs ni préliminaires, comme on s’amuserait perché du haut d’une cabane dans un arbre. Gunn cherche à déconstruire l’ombre sérieuse, soi-disant psychologique, philosophique, sociologique des films de Snyder et Christopher Nolan qui ont enflé ces personnages, à leur faire retrouver une légèreté, un côté réellement aérien qui puisse faire rêver. En cela, l’hommage au comic book est le plus réussi du genre depuis les Spider-Man de Sam Raimi et les Superman de Richard Donner, parce qu’il accepte sa bonhommie tout en assumant sa capacité — j’ai le goût de dire sa responsabilité — à caricaturer, à réduire sous des traits un peu grossiers la réalité qui l’entoure, aussi abjecte ou dégueulasse soit-elle. Et en cela, pour Gunn, il semble tomber sous le sens que Superman, contrairement au pays qu’il est censé représenter, irait au secours de la Palestine.



:: David Corenswet (Superman) [Warner Bros.]
 

Pour en ajouter, ce Superman est davantage un immigrant que l’extra-terrestre métallique de la version de Snyder. Il n’est pas non plus un avatar de l’Amérique, puisqu’il s’époumone à dire qu’il agit en son nom et non en celui des États-Unis. Ce Superman est pris dans sa tête d’orphelin, c’est le personnage de Gunn par excellence, avec une vidéo plutôt qu’une cassette pour se rappeler de l’amour de ses parents kryptoniens, et un vilain pour lui voler son souvenir, empoisonner son héritage. En en faisant l’enjeu du drame, Gunn déconstruit la dimension migrante de Superman pour la rendre vulnérable à l’Amérique méfiante d’aujourd’hui. Une autre déconstruction, plus importante, s’opère dans ces noms et ces cultures inventés, où le génocide palestinien perd sa réalité culturelle, historique, pour être restitué dans un amalgame déterritorialisé, un schéma de cruauté capitalisé, une posture génocidaire visibilisée. Avec la récente deuxième saison d’Andor, la culture populaire hollywoodienne aura pris un an et demi à réagir frontalement au génocide. Je ne sais pas s’il faut s’en réjouir ni si la gigantesque métonymie qui réduit ici la condition palestinienne à celle du Jarhanpur peut réellement être morale, mais le fait est que la seule évocation de ces crimes dans le cinéma grand public, alors qu’il ne s’agit toujours pas d’une évidence dans le vrai monde, devrait dédouaner en partie Gunn, lui réserver au moins son droit à la caricature. C’est même là l’unique vraie charge de la caricature : pas son trait ridicule ou exagéré qui s’arrête dans le regard, mais sa capacité à prolonger la discussion par l’outrance, à l’étaler dans l’espace public. À savoir ensuite si la caricature est réussie ou pas, si l’on peut rendre justice au génocide de vies impuissantes face à l’interventionnisme imaginaire d’une figure surpuissante, il semble que ce cinéma sera toujours insuffisant face à l’abject du monde et, même s’il aborde ces thèmes avec une bonne foi évidente, on ne peut pas dire que le film de Gunn parvienne à réellement résoudre ce paradoxe qui n’arrête pas de peser sur les épaules du cinéma contemporain, cet impératif d’avoir un « vrai » sujet à présenter et de nous tendre un miroir qui risque toujours d’être complaisant. On parle ici beaucoup de la Palestine par exemple, parce que ça nous interpelle, mais on pourrait aussi pratiquement l’ignorer, ou du moins ne pas trop y penser en regardant le film qui se contente, dans les faits, de brandir la condition inventée du Jarhanpur afin de parler d’une horreur bien réelle qui s’avère insérée dans un montage alterné où l’on retrouve aussi un chien qui vole et une femme-faucon qui donne des gros coups de massue. D’un côté l’hétérogénéité de ces images rendues mitoyennes est violente et indélicate. De l’autre, cette hétérogénéité répond à un désir désespérément attendu d’intervention, voire d’affirmation : oui, effectivement, il y a génocide en Palestine et même le dernier film de Superman est en train de le dire. Combien de temps sera-t-il encore possible de le nier ?

Plus mécaniquement, cela veut dire que, comme pour les céréales, les éléments flottent en constellations : les relations entre les personnages, les relations entre l’histoire et l’actualité, entre la trajectoire du cinéaste et celle du personnage introduit la gueule cassée, entre les États-Unis et Israël connectés par un tunnel interdimensionnel dissimulé – de la politique faite icône. Tout est aplati à la surface par une structure épisodique avant d’être transformé en fragments petits, anecdotiques s’ils n’étaient pas si nombreux. C’est parcellaire, répétitif dans le saupoudrage qui finit par s’agglomérer. Mais sauf exception (Slithers, le premier Guardians), Gunn a toujours fait des films assez désarticulés, et Superman est peut-être son exercice de désarticulation le plus appuyé. Les morceaux de la narration se rencontrent épars, avec une précipitation qui peut sembler répéter bêtement l’importance des belles histoires avec de bonnes valeurs, mais c’est aussi la suite logique pour Gunn, l’arrivée à bon port après la fin du troisième volet de Guardians où il s’échappait de Marvel avec ses personnages-idées, des créatures fantaisistes, des héros attachants, dans un vaisseau spatial à la fin du film qui signalait par la même occasion son passage chez la compétition. « Les idées s’en vont là-bas », disait-il avec l’arrogance bien placée du type qui s’est fait lâchement virer. Aujourd’hui, ses valises sont défaites.
 


[Warner Bros.]
 

Dans les pages du magazine Look du 27 février 1940, Jerry Siegel et Joe Shuster, qui tiraillaient quotidiennement le contrôle de Superman des griffes de leur éditeur mafieux Harry Donenfeld, font l’impensable et soumettent une histoire faite en dehors du giron de DC Comics. En tant que Juifs émigrés de deuxième génération, le duo a encore beaucoup de famille en Europe et les rafles du régime nazi les inquiètent. Cela fait à peine deux ans que leur personnage a transformé les deux gamins de Cleveland en vedettes d’une industrie qui bourgeonne. Ils décident alors de répondre à la question que posent de plus en plus d’enfants du courrier des lecteurs : pourquoi Superman n’arrête-t-il pas la guerre qui vient d’éclater en Europe ? Ils se permettent de faire ce que Donenfeld leur interdit (car il est anti-interventionniste et craint qu’une entrée en guerre des États-Unis étouffera son marché) et livrent, sur deux pages, la fantaisie d’un homme d’acier qui irait mettre la main au collet d’Hitler et Staline (!) afin de les amener à Genève pour être jugés bien penauds devant la Société des Nations. Les planches ne prendront pas deux mois pour se rendre à Goebbels, ministre de la Propagande nazie qui, furieux, accusera Superman d’être un Juif et ses créateurs d’être des ennemis de la nation.

L’époque est différente, tout comme les belligérants, et si Superman est bel et bien une création juive, il n’en demeure pas moins que Gunn lui a ajusté sa boussole morale pour le faire apparaître maintenant comme un opposant au sionisme colonial qui a cours à Gaza. L’inversion peut paraître simpliste, mais sa beauté sincère tient aussi dans sa gentillesse à toute épreuve, dans cette façon de filmer le héros au vol en s’intéressant moins à sa vitesse plus rapide qu’une locomotive ou qu’une balle de fusil qu’à braquer la caméra sur son visage qui sourit, qui s’amuse, qui s’empresse, qui s’inquiète pour le kaiju et qui s’alarme pour les victimes, jusqu’à l’écureuil qui passait par là. Superman est l’antidote au cinéma cérébral qui accable la culture populaire et son aseptisation du monde. Avec lui, enfin, l’émotion redevient souveraine et le lait trop sucré.

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Critique publiée le 15 juillet 2025.