DOSSIER : QUEERS EN CAVALE
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Plein potentiel, Le (2024)
Annie St-Pierre

La bonne gouvernance des corps

Par Olivier Thibodeau

Entourée d’une équipe exceptionnelle (qui réunit notamment Étienne Roussy à la photo, Jean-François Caissy au son, la brillante Émilie Serri à la recherche et l’adorable Joël Morin-Ben Abdallah pour nous faire voyager dans le cosmos), Annie St-Pierre s’immisce dans l’univers des « coachs de vie », ces gens qui, pour un prix, nous apprennent à libérer notre « plein potentiel ». Thérapeutes ou charlatans, le film nous laisse en décider, adoptant une perspective généralement neutre et empreinte de curiosité qui montre néanmoins, en la soulignant parfois, la logique autoritaire qui sous-tend leur travail. Ainsi, la gauche ne manquera pas d’y voir autant de figures symptomatiques des dérives de la bourgeoisie contemporaine, à mi-chemin entre l’impératif commercial du self-care et le contrôle capitaliste des individus. Je choisirai donc pour l’occasion de flirter avec la théorie foucaldienne concernant la surveillance et la discipline des corps, mais en évoquant plutôt la notion de « bonne gouvernance », question de souligner la bienveillance intéressée et le caractère managérial du travail de ces sujets. Sujets que la réalisatrice cadre dans des images directes parfois puissantes, souvent éclairantes, qui pâtissent malheureusement d’un échantillonnage trop large, trop éclaté pour les besoins de la cause.

S'effaçant derrière la caméra, privilégiant un style observationnel et un dispositif dépouillé, où elle déconstruit chaque séance de consultation selon un lexique simple d’exploration spatiale et de champs-contrechamps entre les gourous et leurs client·e·s, St-Pierre s’intéresse à une dizaines de coachs aux méthodes variées, allant jusqu’à tourner des séquences au Japon et au Bénin. Or, cette approche globale cache une fausse exhaustivité, qui repose sur une exploration superficielle de trop nombreux sujets, résultant en une structure épisodique qui semble parfois redondante. La posture neutre du film comporte aussi son lot d’ambiguïtés quant à l’efficacité, voire au bien-fondé des méthodes utilisées pour libérer les gens de leurs angoisses et de leurs complexes. Force est pourtant de constater la présence de certaines clés de lectures critiques placées en amont. Qu’il s’agisse de la citation en incipit, qui décrit nos concitoyen·ne·s comme des « travailleurs perpétuels du moi », ou de l’incursion initiale dans les coulisses des écoles de coaching, le film nous introduit à une industrie du bien-être qui s’inscrit parfaitement dans la continuité des mécanismes de contrôle social issus de l’hégémonique pensée managériale.

Les allusions clientélistes des professeur·e·s, le cadre bureaucratique des interventions, mais surtout la posture anhistorique de la discipline, que l’on découvre dans les cours de coaching, inspirent d’emblée la méfiance. On ne doit pas s’intéresser au passé des « client·e·s » apprend-t-on aux étudiant·e·s, dans un refus ostentatoire du processus rétrospectif associé à la psychologie, qu’on remplace (pour les besoins sacrosaints du résultat) par un mélange de béhaviorisme teinté de pop psychologie, que le film souligne par une amusante série de métaphores équines, lesquelles culminent par un échange risible entre un coach de séduction et le client satisfait qu’il a « remis en selle ». On s’imagine presque la version sophistiquée, façon tech bro, du Marcello de Cruising Bar (Robert Ménard, 1989)… Mais encore là, rien n’est tout à fait blanc ou tout à fait noir dans le parcours sinueux du film, qui embrasse parfois l’ésotérisme ambiant, gracieuseté d’une bande sonore planante fort relaxante, et d’un intérêt pour la chaleur humaine qui se dégage de certains échanges — on pense notamment au jeu de rôles larmoyant sur le thème du pardon intergénérationnel auquel se livre un petit groupe d’adeptes hindouistes sous l’égide de leur gourou, exhibant un idéal communautariste qui flirte avec le sectarisme. Or, c’est précisément dans ces moments d’ambiguïté que le film en appelle de la subjectivité du public, misant sur une tension créative entre des postures philosophiques irréconciliables à savoir si la fin justifie les moyens, si l’abandon doctrinal vaut son pesant de bonheur.

De tous les filons que poursuit le film, incluant l’idée de dépassement de soi que suggère le titre, l’idée de la performance de soi (« fake it ‘til you make it », nous enseigne un gourou artificiel, aperçu par un dispositif de réalité virtuelle), voire de l’authenticité en tant que marque de commerce, c’est l’autoritarisme latent du coaching et le principe sous-jacent de surveillance qui effraient le plus. Le film s’ouvre d’ailleurs sur une séquence assez brillante, où l’image d’une scie dans la glace annonce un intrigant rituel qui voit deux femmes en maillot, une coach et sa cliente, se préparer à plonger dans l’eau froide. La séquence se déroule comme un suspense, à savoir si cette dernière va plonger, si son appréhension, sa nervosité seront conquises au nom de son développement personnel. Le spectacle des corps fébriles, accroupis sur la surface gelée d’un lac de campagne, préfigure le mélange de beauté et d’horreur qui caractérise le reste du film. Car si l’on apprécie la quiétude des lieux, on ressent surtout la froideur de la température, on anticipe celle de l’eau. Or, cette séquence peut être abordée de plusieurs angles : comme une façon pour la cliente de transcender ses peurs, mais aussi pour la coach de briser sa volonté, de la faire obéir aux dogmes du bien-être qui sous-tend son travail, chose qu’elle fera finalement, mais avec une réticence palpable. « Veux-tu sortir maintenant ? », demande la meneuse après un moment passé sous la surface, à quoi son interlocutrice répond avec empressement : « Oui. »




[Metafilms]
 

C’est le portrait d’une bienveillance corporatiste qui se dégage finalement du film, propre d’une industrie qui se développe comme toute autre : pour les intérêts, et selon les modalités, d’un ordre bourgeois qui valorise le bonheur individuel comme une incitation à la productivité, voire comme une forme d’endoctrinement libertarien. Une bienveillance insistante, voire accablante qui se décline dans des pratiques de nature disciplinaire — ainsi on change la posture, on force le rire et on élimine les mauvaises habitudes des gens, les entraves à la pleine fonctionnalité d’un corps qui reste toujours, pour celleux qui le « traitent », un corps payant dont le bien-être est monnayable. C’est une bienveillance qui se gargarise d’elle-même jusqu’à atteindre des sommets d’autojustification et d’autosatisfaction absurdes, comme dans cette séquence où l’« expert en potentiel humain » et détenteur d’un MBA, Marc Dumaine, s’extasie avec ses larbins devant ses propres vidéos dans sa grosse baraque au goût douteux, que la caméra ausculte avec une insistance qu’il est dur de ne pas apparenter au cynisme.

S'il subsiste toujours une certaine ambiguïté quant aux intentions réelles de certain·e·s intervenant·e·s, dont le ton et les manières doucereuses pourraient parvenir à convaincre, particulièrement dans les décors relaxants où se pratique leur profession, il y a peu d’équivoque ici quant au poids du regard scrutateur posé sur les client·e·s, que la caméra émule parfois de façon très inconfortable. Nonobstant le mécanisme de surveillance policière que recèle la pédagogie du coaching, où des groupes d’étudiant·e·s en pâmoison se cachent derrière des miroirs sans tain pour observer le travail de conditionnement effectué par leurs collègues, les cadrages reflètent souvent ici la posture scrutatrice des gourous. Qu’il s’agisse d’observer les manœuvres maladroites d’une femme timide à laquelle on a demandé d’amadouer un cheval ou la démarche d’un homme incertain auquel on a demandé de se mouvoir avec plus d’assurance, dans un plan quasi subjectif correspondant au regard analytique de son coach, on se sent souvent coincé·e·s dans une posture d’évaluation discrétionnaire, de jugement des corps, laquelle trahit les velléités d’une industrie dont le processus de libération des êtres repose sur la même idéologie du contrôle qui les contraint en premier lieu. Être soi-même après tout, ce n’est pas un art, mais bien une discipline.

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Critique publiée le 12 juin 2025.