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Super Happy Forever (2024)
Kohei Igarashi

Comme la vague irrésolue

Par Anne Marie Piette

Œuvre sobre et contemplative, Super Happy Forever, troisième long métrage du cinéaste Kohei Igarashi, explore les thèmes du deuil et de la mémoire à travers l’épreuve de l’amour perdu. Le film franco-japonais se déploie comme une aquarelle maritime : tout y semble ralenti, assourdi, baigné de blancs, de bleus et de beiges, en miroitements subtils, avec une langueur en suspens, en accord avec sa texture intime.

Depuis ses débuts, Igarashi trace une voie singulière dans le paysage du cinéma japonais contemporain. Cinéaste de l’infime, il compose des œuvres délicates où le regard posé sur l’ordinaire prend la forme d’un langage poétique, fragile, à préserver. Dès Voice of Rain That Comes at Night (2008), il s’impose dans les cercles du cinéma indépendant. Sa rencontre déterminante, au Festival international du film de Locarno, avec le réalisateur français Damien Manivel (Le Parc [2016], L’Île [2023]) donne lieu à une collaboration marquante avec Takara, la nuit où j’ai nagé (2017), qu’ils co-réalisent. Cette œuvre révèle leur sensibilité commune pour le silence, l’épure et le geste. Dans Super Happy Forever, Manivel intervient à titre de producteur et co-monteur aux côtés d’Igarashi et de Keiko Okawa — signe d’une fidélité aux présences constantes et fondatrices qui traversent son cinéma.

Le récit suit Sano (Hiroki Sano), jeune homme endeuillé qui revient dans une station balnéaire peu après la mort de sa compagne Nagi (Nairu Yamamoto), rencontrée cinq ans plus tôt dans ce lieu. Accompagné de son ami Miyata (Yoshinori Miyata), il part à la recherche d’une casquette rouge que Nagi avait égarée à l’époque — accessoire banal, mais chargé d’une intimité précieuse. Ce fil ténu guide une errance douce entre souvenir, absence et survivance affective.

La proposition adopte une esthétique minimaliste et méditative, attentive aux silences, aux gestes anodins, aux espaces chargés de sens, sur fond de paysages marins d’Izu. La photographie de Wataru Takahashi capte cette amplitude dans un effacement maîtrisé, tandis que la lumière naturelle sculpte posément les ambiances et que la musique de Daigo Sakuragi s’éclipse progressivement au profit d’un registre émotionnel diffus. Rien n’est souligné, tout invite à la contemplation et à l’interprétation subjective et sensible de chacun·e sur la perte.

Le titre fait référence à un séminaire de croissance personnelle qui se tient, au présent, dans l’hôtel où s’enracine la ressouvenance du lien défait. On y prône une sérénité immédiate, matérialisée par une bague que les participant·e·s, dont Miyata, portent en guise de talisman. Là où le bijou propose une promesse partagée d’un bonheur standardisé, le couvre-chef écarlate, introuvable, introduit plus tôt en objet de quête, incarne une fracture intime, une attache fragile, irrécupérable. Plus tard, Sano subtilise puis se débarrasse de l’anneau de Miyata — le refus frontal d’un bien-être normé. Il choisit de rester fidèle à sa douleur, de s’y tenir, comme à un ancrage intime dans ce lieu chargé de disparition.

On retrouve cette sensibilité à filmer l’impermanence avec gravité calme et tendresse lucide chez une nouvelle génération de cinéastes, ici Igarashi, Manivel, Ryūsuke Hamaguchi, avant Naomi Kawase, Hirokazu Kore-eda, tous porté⋅e⋅s par le même désir de dire le deuil sans pathos, l’absence sans emphase, dans l’héritage d’un Yasujirō Ozu ou d’un Mikio Naruse. Cette manière d’habiter la perte irrigue tout le film.

Dans Super Happy Forever, ce n’est pas le drame immédiat de la mort qui est exploité, mais sa profondeur sensible, sa vibration diffuse, son vestige devenu le prolongement du vivant. Dans l’univers d’Igarashi, l’objet se fait trace, résidu matériel d’un monde disparu, extension désespérée. La casquette est l’écho silencieux de Nagi. Offerte, perdue, recherchée, sacrée à la façon d’une relique, elle condense à elle seule le trajet du lien amoureux. Le fait qu’elle soit rouge l’inscrit dans une tradition cinématographique où l’écarlate signale le vide persistant, la survivance, la passion contrainte, du Ballon rouge (Albert Lamorisse, 1956) à Sans soleil (Chris Marker, 1983) en passant par Don’t Look Now (Nicolas Roeg, 1973) et la théière rouge de Fleurs d’équinoxe (Yasujirô Ozu, 1958).

Un t-shirt Umbro est porté en permanence par le protagoniste — non en tant qu’emblème, mais symptôme d’une affliction figée dans le temps, moment charnière à partir duquel Sano ne change plus de vêtements. Son corps endeuillé bascule dans une déshumanisation silencieuse : roulé ivre sur un chariot à bagages, tête vers le sol, il se fait chose déplacée. La symbolique de ce cinéma d’objets résonne encore lorsque Sano fume les cigarettes mentholées favorites de Nagi, après une nuit de vertiges et de vomissements, pour tenter de faire passer son souffle dans le sien — dans cette bouche qui les reliait l’instant d’avant, à l’image de cette réminiscence nocturne de ramens instantanés, mangés assis en bordure de rue, le soir de leur premier rendez-vous, dans une communion charnelle, avide, sonore qui circulait par ce même canal.




:: Anh (Hoàng Như Quỳnh) et Nagi (Nairu Yamamoto) [MLD Films / Nobo LLC]
 

Et puis, cette image fixe de Nagi, endormie, couchée sur le côté droit, tournant le dos au protagoniste — dans la position précise où elle trouvera la mort. Cette posture, répétée, reste suspendue dans le temps, jusqu’à sembler prémonitoire. Comme si le départ n’était pas total, mais en flottement. Elle soulève cette question : « Croit-elle encore qu’elle dort ? » Ce dos devient alors un mur, une frontière, une énigme.

Le personnage de Anh (Hoàng Như Quỳnh), la femme de chambre, déjà présente cinq ans plus tôt, introduit une inflexion dans le récit, en modulant la tension entre passé et présent. Passeuse par qui transitent chant, souvenir, deuil, elle ouvre un territoire sensoriel où revient en boucle une chanson-thème : « Beyond the Sea » de Bobby Darin, adaptation de « La Mer » de Charles Trenet. Elle la fredonne d’abord devant Nagi, qui la reprend ensuite devant Sano, avant que ce dernier, ivre, ne la chante à son tour lors d’une soirée karaoké au bar de l’hôtel. La mélodie devient le ressac silencieux qui accompagne la narration.

Super Happy Forever aborde ainsi un territoire enfoui du réel que le cinéma contemplatif parvient à dévoiler avec acuité. Le film repose sur une attention subtile aux signes minuscules qui émergent sous les strates du visible. Il ne se contente pas de raconter le deuil : il met en lumière ces détails ambigus pour le regard commun, mais profondément signifiants dans la sphère intime et par lesquels les absent·e·s continuent à habiter le monde. C’est cette attention vigilante qui rend le film poreux à nos propres fantômes.

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Critique publiée le 13 juin 2025.