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Spacked Out (2000)
Lawrence Lau

Les couleurs vulnérables

Par Mathieu Li-Goyette

Alors que la trilogie sur la rétrocession de Hong Kong signée par Fruit Chan (Made in Hong Kong [1997], The Longest Summer [1998] et Little Cheung [1999]) adoptait une vision d’ensemble sur la détresse culturelle et sociale de la cité-État, avec des personnages qui tentaient de s’élever au-dessus de leur funeste destin, avec une mise en scène qui travaillait à découdre la politique des changements de drapeaux pour voir jusqu’où celle-ci allait faire violence à ses protagonistes désespérés, le Spacked Out de Lawrence Lau emprunte une perspective inverse, partant des bas-fonds et cherchant à tout prix un peu d’horizon.

Hélas il n’y a pas d’avenir dans cette ville maussade qu’est Tuen Mun, située dans les Nouveaux Territoires, cette région continentale de Hong Kong, zone tampon entre cette dernière et la Shenzhen chinoise. Il faut comprendre que la vie délétère que mènent les quatre héroïnes du film — Cookie (Debbie Tam), Banana (Angela Au), Bean Curd (Maggie Poon) et Sissy (Christy Cheung) — est une vie marginale située dans un espace liminaire, sur la bordure de la cité comme sur celle d’une existence où elles n’apprennent qu’à s’oublier ; la dope, la prostitution, les engueulades et les affrontements à coups d’X-Acto, tout est une bravade contre la mort. Elles ont 13 ans et n’ont plus de l’enfance que l’allure, que des Hello Kitty antinomiques à leur condition pour les faire rêver en rose alors que, déjà, la mise en scène de Lau travaille ces extrêmes en pointant l’indifférence d’un environnement, d’un système, d’une société, à la détresse qu’ils refusent d’adresser.

Spacked Out est un film les nerfs à vif qui, même quand il chante, crie à l’aide. Un film sur la jeunesse vécue à toute vitesse et sur la manière dont les dynamiques de groupe peuvent à la fois sauver les uns et tuer les autres. Pensez à l’énergie de Kids (Larry Clark, 1995) ou au cynisme de Trainspotting (Danny Boyle, 1996) dans un contexte politique autrement plus chargé, sans toutefois qu’il ne soit directement apparent. La rétrocession est partout et nulle part dans le film. Partout parce que son dévergondage à la fois irrévérencieux et désespéré n’a rien à voir avec l'image de la vie conservatrice et surveillée de l’État chinois avoisinant. Nulle part parce que ces quatre adolescentes n’en parlent jamais et vivent plutôt dans l’ombre culturelle d’un carrefour du monde, et qui pourtant semble l’éloigner d’elles par sa cruauté sociale, exclusive, du toujours plus haut toujours plus fort, provoquant un effet de rétrécissement anxiogène où rien n’est possible alors que tout devrait l’être. Une cinquième amie du groupe, Mosquito, raconte qu’elle ira dans une école de réforme loin de la ville et nous en fait le compte-rendu épistolaire via des plans en 16 mm trafiqués pour ressembler à de la vidéo. Ces images ingrates constituent un avertissement et viennent en même temps peupler ce hors-champ de la ville, constituer la promesse d’une fuite ratée, racontée comme pour dire que l’oisiveté empoisonnée à laquelle confine Tuen Mun est peut-être, finalement, plus enviable.

En cela Spacked Out est, comme les meilleurs coming of age traumatiques, filmé tel un accident cadencé par son inéluctabilité, un film à la recherche de sa trajectoire qui donne l’impression qu’il n’y en a pas d’imaginable, que l’errance urbaine et nocturne se suffit à elle-même puisque, de toute manière, rien ne peut suffire dans un monde où ces écolières disent oui au premier venu qui leur accorde l’attention que les autres semblent constamment leur refuser. C’est d’ailleurs ce que confie Cookie par la narration en voix off, lorsqu’elle se présente à une séance d’inscription pour un échange étudiant au Japon. Pendant qu’elle étudie le formulaire, une adolescente modèle, impliquée dans la vie étudiante, passe en entrevue. Elle dit aimer lire et voyager, alors que Cookie avoue à l’avant-plan ne pas aimer les livres et n’avoir jamais voyagé. Spacked Out ne présente pas une vision totalisante de la jeunesse, seulement un fragment dont la mise en contraste avec la société « modèle » qui lui est imposée n’est que plus dramatique. 


:: À droite, Debbie Tam (Cookie) [Mei Ah Films / Milkyway]

La direction photographique de Lai Yiu-Fai (un ancien assistant de Christopher Doyle, complice de Wong Kar-wai, qui allait bientôt signer les images de Infernal Affairs [2002]), avec ses couleurs criardes, ses nuits glauques dans des appartements où les transparences et les surcadres abondants génèrent une constante impression de vie privée inexistante, est parfaitement contrebalancée par le jour pastel. Légèrement surexposées, les scènes diurnes, à la piscine comme dans les espaces aseptisés, sont baignées dans la clarté, mais surtout dans l’impossibilité de la fuite ou du mensonge qu’elles révèlent. Les couleurs légèrement désaturées semblent attendre d’être tachées, montrées dans ce qu’elles ont d’apparat et de vulnérabilité intrinsèque, comme si ces adolescentes n’avaient plus à ce moment-là que l’obscurité de la nuit pour cacher leur enfance encore évidente. C’est Banana qui se sent mal d’attendre au bord de la route en plein jour pour que son père absent vienne lui donner de l’argent de poche en voiture. C’est Cookie qui se fait réveiller par un rayon de soleil à la bibliothèque, puis tente de voler un livre et, prise la main dans le sac par une bibliothécaire qui lui propose plutôt de remplir son formulaire d’abonnement gratuit, fige sous le coup d’une phobie administrative avant de prendre ses jambes à son cou. 

Le Hong Kong romantique de Wong Kar-wai, tourné à une vingtaine de kilomètres à peine de là, n’a jamais paru si lointain, ses couleurs feutrées et sensuelles, la manière dont ses protagonistes parvenaient à se fondre dans une jungle incandescente ne trouvant aucun écho dans l’esthétique criarde, hétérogénéisante de ce trip vestimentaire clinquant, doté d’une inventivité juvénile tour à tour naïve, loufoque et subversive. Rien n’est à méprendre, tout est à voir dans sa volonté de singularisation, d’indépendance constamment ravalée par un environnement où les passants, les autres adolescent∙e∙s, semblent former une masse plus ou moins interchangeable, habillé∙e∙s d’uniformes, de vêtements gris, noirs et de pantalons kaki avec des sandales assorties.  

L’hétéroclisme du film participe à l’impression que toute forme de contrôle est impossible dans la cité. C’est d’ailleurs pourquoi l’enjeu narratif qui finira par se dégager des mésaventures des quatre adolescentes concerne l’avortement de Cookie. Le titre du film, inspiré d’une expression australienne qui désigne quelqu’un au comportement immature ou insensé, est encore plus précis en cantonais : 無人駕駛 (Wúrén jiàshǐ) qui signifie « sans équipage » et qui renvoie parfaitement à la déroute dans laquelle Lau plonge sa distribution, composée à la fois de professionnel·le·s et de non-professionnel·le·s [1]. Il est important de considérer Spacked Out comme un témoin du contexte de sa réalisation, ce qui explique sans doute qu’il soit tombé dans les failles de l’histoire malgré ses qualités évidentes, coincé entre la tradition du réalisme social hongkongais à la Allen Fong ou Ann Hui et le cinéma juvénile d’exploitation fait pour fleurir les présentoirs à VCD des rues marchandes d’Asie. Or le film de Lau, encadré par Johnnie To et sa compagnie de production Milkyway, fier de sa bravade en tant qu’œuvre classée « Catégorie III » (un bassin pour adultes où le bon goût demeure rare), se pose parfaitement dans cette posture subversive, représentant des jeunes dans un contexte qui ne devrait pas les concerner, montrant par la force d’une situation en perdition, d’une existence sans repère et sans avenir, comment ces quatre protagonistes servent de sismographe à la tectonique sociopolitique hongkongaise au tournant du millénaire. Tel qu’en témoigne cette scène, à la fois touchante et sordide, où Banana couche avec un ado plus âgé, qu’elle ne semble pas vraiment désirer mais qui est tout de même là avec elle, sur le lit simple de sa chambre d’enfant sans porte fermée, avoisinant une mère démissionnaire assise sur le divan. Leurs peaux se frottent l’une contre l’autre et contre les toutous et les jouets bruyants, devenus ridicules, d’une chambre oubliée où l’avenir semble déjà condamné.

 

 


[1] Par ailleurs, le titre du film en cantonais est aussi emprunté à une émission de radio du même nom, très populaire à Hong Kong durant les années 1990 et qui a inspiré l’écriture de Spacked Out. Son concept ? Une ligne ouverte, sans animation, où les jeunes appelaient pour raconter sans modération leurs drames de cœur.

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Critique publiée le 6 janvier 2024.