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Vers un avenir radieux (2023)
Nanni Moretti

Le Vodj de la Cinecittà

Par Olivier Thibodeau

Des ouvriers s’empressent, et déploient des cordages contre l’un des murs qui longent le Tibre romain dans les premiers instants de ce glorieusement vinaigré, désespérément optimiste nouvel opus de Nanni Moretti. Ils glissent ensuite le long des cordages, s’installent sur des planches, puis se mettent à peindre de grosses lettres rouges sur la pierre, comme à l’époque de la propagande léniniste. L’objectif s’accroche à la beauté, à l’efficacité, à la générosité du geste, et l’on comprend bientôt que c’est le titre du film qu’ils sont en train d’inscrire sur le mur: IL SOL DELL’ AVVENIRE. Et on dirait que tout est déjà dit. La sous-trame communiste est mise en relief, mais c’est surtout l’art artisanal de la production cinématographique «classique» que l’on célèbre ici, tout en soulignant la rigueur qu’il implique. Pas question de se satisfaire d’un titre inséré numériquement pour Moretti, qui se dédouble diégétiquement, avec son ironie habituelle, en metteur en scène obsessif et insupportable.

Vers un avenir radieux raconte le récit personnel de Giovanni (Moretti), un égotique réalisateur italien, par le prisme du tournage de son plus récent film, une production traditionnelle à grand déploiement façon Cinecittà qui relate la rencontre entre les membres du parti communiste italien et une troupe de circassien·ne·s hongrois·e·s au moment de l’insurrection de Budapest en 1956. Passant subrepticement de sa propre histoire à celle du tournage, dans un flou volontairement indifférencié, le film s’intéresse à un amour du cinéma excessif, presque pathologique, qui envahit toutes les sphères de la vie de l’auteur et finit par l’aliéner de son épouse et productrice Paola (Margherita Buy). 

Adoptant un ton particulièrement lent et professoral, Giovanni parle toujours de façon dogmatique et péremptoire, particulièrement en ce qui a trait au cinéma. Pas question de contester la tradition familiale annuelle qui consiste à regarder Lola (1961) de Jacques Demy en mangeant de la crème glacée. Pas question pour la vedette féminine de son film (Barbora Bobulova) d’improviser son texte. Pas question d’ajouter une caresse, surtout pas un baiser qui n’aurait été scripté de sa plume. Lui, au contraire, se permet pourtant d’amples libertés face au réalisme historique, choisissant d’inventer de toutes pièces des marques d’eau embouteillée «d’époque», de modifier les unes de journaux minutieusement recherchées par son équipe et d’ôter la figure de Staline sur les affiches disposées dans les bureaux du parti communiste diégétique, figure avec laquelle on lui découvrira incidemment quelques amusantes similitudes, ne serait-ce que le même désir de contrôle névrotique.  

Le septième art tient parfois d’une obsession maladive qui confine à l’égoïsme, évidente dans ce réflexe qu’ont les cinéastes et les critiques (moi inclus) de défendre une conception inflexible du Cinéma avec un grand C, et dans la perpétuation indécrottable d’une tradition auteuriste qui invite la mégalomanie de réalisateur·ice·s transformé·e·s en leaders incontestables. Et c’est ce que tend à nous rappeler le film, au gré d’une parodie hilarante de l’autoritarisme créatif. On aura beaucoup fait cas de cette séquence où Giovanni interrompt le tournage du plan final d’un film dirigé par un jeune réalisateur émergent en raison du caractère suranné de son imagerie, mais il s’agit sans doute de l’exemple le plus probant de son intransigeance et de son égocentrisme. Haltant le travail de tout le monde sur le plateau, incluant celui d’un acteur agenouillé sur le béton à qui l’on devra fournir un coussin pour ses genoux, Giovanni fait intervenir une mathématicienne et un historien de l’art, jusqu’à téléphoner à Martin Scorsese pour solutionner une esthétique de la violence qu’il juge problématique. Or, si les gens de Netflix, impayables à l’écran dans leur conception arithmétique de l’écriture scénaristique, évoquent l’exemple extrême d’une vision corporatiste du cinéma, le protagoniste, lui, représente l’exemple extrême d’une vision auteuriste. 


:: Nanni Moretti (Giovanni) et Mathieu Amalric (Pierre Cambou) [Sacher Film / Fandango / et al.]

On note ainsi que les mises en abîme du film sont au service d’une sorte de délire mégalomane, où Giovanni/Moretti se met constamment en scène lui-même, et où le film entier semble asservi à l’épanchement de son esprit créatif. Lorsque l’auteur du film dans le film pense à une chanson, il n’a qu’à dire «musique», puis à peser sur le bouton de la radio pour que cette chanson se fasse entendre. Après avoir exprimé l’idée de créer une œuvre sur la vie d’un couple marié depuis 50 ans (le sien), ponctuée par de belles chansons italiennes, d’étranges parenthèses narratives poignent subitement, où on le voit pénétrer dans le film en question et diriger les acteur·ice·s qui interprètent le jeune Giovanni et la jeune Paola. Il est d’ailleurs si obsédé par sa vision personnelle de ce couple idéal qu’il est complètement inconscient de l’aliénation réelle de sa femme, qui tout au long du film, cherche à divorcer. 

« Action !», dit-il à son opérateur, qui plutôt que de zoomer sur les acteur·rice·s de son film, zoome sur le réalisateur souriant, accaparant toute la place dans le cadre. Car il est avant tout question ici de diriger l’objectif vers lui, fidèlement à une tradition bien ancrée qu’il exacerbe désormais jusqu’à de savoureux extrêmes. On serait d’ailleurs en droit de se questionner à savoir s’il ne s’agit pas plutôt ici du portrait d’un homme perdu parmi ses vieilles idées qu’un homme dépassé par la réalité contemporaine. En effet, c’est avec allégresse que Moretti troque sa Vespa pour la trottinette électrique avec laquelle il arpente aujourd’hui les rues de Rome (flanqué de Mathieu Amalric, rien de moins, qui interprète son nouveau producteur). S’il s’adapte parfois subrepticement au présent, c’est avec le passé qu’il doit régler ses comptes, et heureusement, le cinéma est là pour ça, pour lui permettre de réécrire complètement son histoire personnelle et nationale.  

Derrière le grand leader exalté, il y a une équipe dédiée, et c’est aussi cela que le film démontre, dans le travail assidu d’une armée d’assistant·e·s, qui viennent diligemment noter les idées saugrenues du réalisateur, qui font du repérage et de minutieuses recherches historiques pour lui, ou qui, malgré leurs excentricités, donnent le meilleur d’ielles-mêmes. C’est le cas de son actrice (Bobulova), de qui il exige l’obéissance, mais sans réaliser tout ce qu’elle a pu lui donner. Heureusement, et c’est là que le changement de paradigme final pourvoit au film une magnifique ouverture collectiviste, l’ensemble de ces artisan·e·s finissent (littéralement) par entrer dans la danse et par partager l’avant-scène avec l’auteur. À ce titre, le remaniement final du scénario tient d’ailleurs d’une forme d’abnégation salutaire, alors que Giovanni troque l’idée d’une hagiographie individuelle contre celle d’un édifiant révisionnisme capable d’amener au pouvoir un parti communiste antisoviétique, ébranlant ainsi les fondements du culte de la personnalité qui sclérose à la fois le cinéma et la politique. 

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Critique publiée le 30 octobre 2023.