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Jours heureux, Les (2023)
Chloé Robichaud

Comme si le bonheur était en vue…

Par Christophe Huss

Lorsque, dans l’excellent film Divertimento de Marie-Castille Mention-Schaar, sorti au Québec en juillet dernier, Oulaya Amamra, qui incarne la jeune cheffe Zahia Ziouani, est dans le métro, des bruits sourds ou des pulsations font naître en elle des rêves de rythmes et de musique. Lorsque, dans Les Jours heureux de Chloé Robichaud, la cheffe Emma voyage en métro, elle perçoit immanquablement des stridences, des sonorités agressantes qui la renvoient à son mal-être. La différence est là, simple, frappante et majeure. Divertimento, et sa bande sonore complexe et soignée, est l’un des plus beaux films imaginables sur la grâce apportée par la musique dans nos vies. Les Jours heureux, et sa bande son honorable mais abrupte, est un film de plus sur les tiraillements de personnages torturés dans leurs existences, leurs rapports avec leur famille et leurs amours complexes.

Pourtant Les Jours heureux est un de ces films récents cherchant à capitaliser sur l’aura ou le mystère de la musique classique. Singulière période, où un univers étranger à de plus en plus de gens, ostracisé par une majorité écrasante de médias, devient le support narratif ou dramaturgique à la mode. Le grand gagnant, ici, en est l’Orchestre Métropolitain, dont le directeur musical Yannick Nézet-Séguin (qu’on ne voit jamais) a opéré comme conseiller musical. À ce niveau d’omniprésence de l’entité orchestrale et de sa marque, ce n’est même plus un partenariat : c’est un gigantesque placement produit.

Musique classique et cinéma. Il est important de faire le point sur cet engouement récent, qui vire presque à l’obsession. Il y a, d’une part, les biopics comme celui sur Antonia Brico (La cheffe d’orchestre de Maria Peters en 2018, hélas édulcoré) et les trois qui vont nous arriver prochainement: Leonard Bernstein (Maestro de Bradley Cooper, présenté à la Mostra et qui sortira en fin d’année), Sergiu Celibidache (The Yellow Tie avec John Malkovich et Sean Bean) et Ethel Stark, celle qui fonda à Montréal le premier orchestre féminin (Ethel, un film de la Néo-Écossaise Aisling Walsh avec Shira Haas). Mais le sujet qui nous occupe c’est surtout le classique comme univers pour traiter par exemple de la rédemption (Au bout des doigts, de Ludovic Bernard en 2018), ou de l’ascension sociale, avec le naïf Ténor, de Claude Zidi Junior en 2022, la question de la culture et du clivage entre milieux favorisés et défavorisés étant beaucoup plus finement traité par Divertimento (2022).

Au milieu de tout cela, il y a Maestro(s) (ne pas oublier le « s ») de Bruno Chiche (2022) avec Yvan Attal et Pierre Arditi, qui explore la relation père-fils, les deux faisant le même métier de chef d’orchestre. Dans les faits, Maestro(s) est une fade resucée du brillant film israélien Footnote de Joseph Cedar, Prix du scénario au Festival de Cannes 2011, où père et fils sont spécialistes du Talmud. Il y a surtout le fameux Tár de Todd Field avec Cate Blanchett, satire vitriolée contre le business de la musique classique, que nous avions commenté ici. Il est important de situer Les jours heureux dans ce creuset, car voir une cheffe d’orchestre en couple avec une violoncelliste trouver son exutoire dans la 5e Symphonie de Mahler dans un film qui sort en octobre 2023, ça fait tellement « Tár, le retour ! », que quand on entend le mot « Mahler » à l’approche de l’épilogue, on se dit « quand même pas la Cinquième ! ». Alors, quand la 5e Symphonie arrive, on a vraiment envie d’arrêter et de demander aux scénaristes d’appuyer sur « reset » !

En fait, si des éléments du cadre sont les mêmes, le propos ne l’est absolument pas. Alors que Cate Blanchett était, naturellement, intrinsèquement, Lydia Tár, une cheffe d’orchestre enivrée de son pouvoir croissant, il faut assurément être dans une fiction pour imaginer que Emma (Sophie Desmarais) est cette cheffe douée de l’aura qu’on nous prétend. Emma est piégée dans la relation avec son père (Sylvain Marcel) ; bancale dans la relation avec sa mère ; aveugle et autocentrée dans celle avec Naëlle (Nour Belkhiria), sa conjointe monoparentale fraichement séparée et originaire d’Afrique du Nord, qui craint le regard de sa famille. Comment une personne aussi tiraillée intérieurement et désordonnée dans sa vie peut-elle mener de manière crédible et déterminée 100 musicien∙ne∙s sur une scène ? Avec quel magnétisme, quelle aura ? Jamais le film ne donne une réponse à cette question. Le scénario s’en sort avec une pirouette « fleur bleue », où Emma en dirigeant l’Adagietto de la 5e de Mahler fait sa psychanalyse à travers des visions de son enfance et, par cela, atteint au sublime. Sauf que le sublime s’atteint par l’élévation d’un travail de répétition et que ce travail-là, on n’en voit pas l’évolution. 


:: Sophie Desmarais (Emma) [Maison 4:3]

C’est bien dommage car, avant le lancement des Jours heureux un grand accent a été mis sur la crédibilité de la gestique de Sophie Desmarais et sa collaboration avec Yannick Nézet-Séguin. Il est vrai que le travail de l’actrice de ce point de vue est remarquable (supérieur à Cate Blanchett et Oulaya Amamra), tout comme la scénarisation des quelques répétitions surpasse le niveau habituel du genre. Mais ailleurs dans le film, le personnage d’Emma, dans sa vie, ne « respire pas la musique », même si, quand elle est triste, elle joue deux fois du Chopin. Les Jours heureux n’est pas un film sur le métier de cheffe ou la place des femmes sur le podium ; la question est évacuée rapidement. Dans le montage, des pans de sections orchestrales entrecoupent en quelque sorte un film sur le mal-être. La grosse séquence Mozart du début, longuette y compris pour un amateur de musique, le plombe même d’un retard au démarrage.

L’absence de vie dans l’art d’Emma (et, dans notre perspective, la si faible infusion de l’art dans sa vie) est ce que viennent lui suggérer des gens, « Yves » (Yves Jacques) et « Philippe » (Vincent Leclerc) qui naviguent autour de l’orchestre et prodiguent des conseils abrupts à la jeune artiste, notamment dans le premier quart du film sans que le scénario nous amène à comprendre réellement ou clairement qui ils sont et au nom de quoi ils se permettent ces intrusions. Au bout d’environ une heure, et par déductions, on saisit peu ou prou qu’Yves Jacques est le directeur général de l’Orchestre et que Vincent Leclerc joue le rôle du directeur musical, donc de Yannick Nézet-Séguin.

Par contre, on voit rapidement que le malcommode, c’est le père, qu’il est encombrant et qu’il est en même temps son agent. Sylvain Marcel est parfait en ex-enfant battu, fier de ne jamais avoir levé la main sur sa fille. La relation est évidemment malsaine et la recette — l’émancipation — traitée de diverses manières, et sur un temps différent, dans Maestro(s), Footnote et Les jours heureux. Ici le temps est assez long, mais permet à Sophie Desmarais d’être cadrée de près, sous tous les angles et toutes formes de moues par Chloé Robichaud. Cela nous fait plus d’un parallèle avec la dégaine d’Yvan Attal dans Maestro(s).

Dans le maelström de cris, plus que de chuchotements, qui font le terreau du film, il y a évidemment une opportunité à voir la musique classique devenir une sorte de personnage dans une trame dramatique. On pense au regain de popularité de la musique de Mozart au moment d’Amadeus (Milos Forman, 1984). La musique porte-t-elle les émotions du film et pourra-t-elle être adoptée par un public large ? Pas vraiment. Il y a une association immédiate entre Tár et la 5e Symphonie de Mahler, entre Zahia Ziouani de Divertimento et le Boléro, même si celui-ci nourrit une scène finale grandiloquente. La pièce maitresse ici est juste et courageuse: Pelléas et Mélisande de Schoenberg, œuvre délicate, torturée, fascinante mais impopulaire. Elle devait provoquer un déclic pour qu’Emma obtienne un poste à l’OM. Piègée dans ses méandres et son incapacité à convaincre public, donateurs et musiciens, surmonter ses passions tristes et, aussi, à entendre son père, Emma s’y butera. Curieux symbole, finalement, que ce Pelléas, exalté comme le film et lié à une somme d’impasses.

La belle idée de mise en scène est la métaphore en début et fin de film. La femme émancipée prétendument prête pour un avenir radieux sera-t-elle pour autant une grande artiste? Si le film voulait nous le faire croire, alors on pourrait parler d’échec, car aucun élément sensible, aucun rayonnement particulier du personnage, qui existe surtout par ses tourments, conflits et errances, ne nous le laisse entrevoir.

 

 

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Christophe Huss couvre la musique classique pour Le Devoir depuis 2003. Diplômé en administration des affaires (ESSEC, France), il fut auparavant rédacteur en chef du magazine Répertoire des disques compacts à Paris et vice-président des Cannes Classical Awards. Passionné de radio, de vidéo, de cinéma et de nouvelles technologies, chroniqueur aux côtés de Joël Le Bigot à Radio-Canada, il a été lauréat du Grand Prix du journalisme indépendant de 2016, catégorie « Critique culturelle ».

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Critique publiée le 20 octobre 2023.