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Little Girl Who Lives Down the Lane, The (1976)
Nicolas Gessner

La petite fille au bout du chemin, ou La nouvelle équipée sauvage

Par Justine Smith

The Little Girl Who Lives Down the Lane débute le soir de l’Halloween. Seule à la maison, Rynn Jacobs (Jodie Foster), une adolescente de treize ans avec un cafetan digne des années 1970, allume des bougies sur un gâteau d’anniversaire. Sous le couvert de la nuit, Frank Hallet (Martin Sheen) se présente à la porte. Les yeux écarquillés, il semble particulièrement louche. Frank essuie des traces boueuses sur le sol, répétant sans cesse que ses enfants sont sur le point d’arriver. Il flirte avec Rynn, le regard fixé sur son corps. Il lui demande si elle a un copain. On le sent de plus en plus nerveux alors qu’il quitte la maison, sachant qu’il va bientôt revenir.

Se déroulant dans un village automnal de l’état du Maine, mais tourné à Knowlton, dans la région de Brome-Missisquoi, The Little Girl Who Lives Down the Lane est un film étrange, même au sein du canon de la canuxploitation. C’est le récit d’une orpheline vivant seule dans une grande maison. Lorsque les gens du village demandent à voir son père poète, celle-ci prétexte qu’il est enfermé dans son bureau ou qu’il dort à l’étage. Marginale de prime abord, Rynn devient alors de plus en plus suspicieuse aux yeux d’une communauté tricotée serrée. Revêtant l’air de respectabilité que lui confèrent sa compétente distribution et sa direction photo moite et onirique signée René Verzier, le film déploie pourtant une approche et joue sur des thèmes profondément ancrés dans le cinéma d’exploitation.  

Dans le rôle-titre, Foster rappelle sa performance en tant qu’Iris dans Taxi Driver (Martin Scorsese, 1976), qui elle aussi comprenait parfaitement les rouages du monde adulte. Or, comparée à cette contrepartie fragile, mais précoce, Rynn est beaucoup plus consciente d’elle-même. Dissimulant le fait qu’elle vit seule, elle doit constamment composer avec son intelligence démesurée et sa capacité à paraître puérile pour mieux esquiver les responsabilités. Rynn déforme les mots et les situations pour parvenir à ses fins. Les adultes dans la pièce savent bien qu’elle cache quelque chose, même si elle ressemble et sonne comme une enfant. Est-ce vraiment possible qu’elle puisse prendre soin d’elle-même?

D'une certaine façon, le film évoque une évolution naturelle du film de délinquant juvénile apparu dans les années 1950. Dans des œuvres telles que like The Wild One (Laslo Benedek, 1951) et Rebel Without a Cause (Nicholas Ray, 1955), la vieille génération peine à faire face aux émotions et aux actes de rébellion commis par les adolescents. Et bien que certaines d’entre elles, comme Rebel Without a Cause furent produites par les grands studios, la majorité étaient des films de série B ou des films d’exploitation. On y exploitait le sexe et le violence, de même que les anxiétés du moment à propos de l’influence et du pouvoir grandissants des adolescents, pour vendre des billets. Entravés par le code de censure en usage à l’époque, leurs récits tiraient néanmoins profit du malaise qu’éprouvaient les spectateur·rice·s face à une jeune génération qu’ielles croyaient hors de contrôle.

À plusieurs égards, Rynn constitue l’héritière de personnages comme Judy (Natalie Wood) dans Rebel without a Cause. Dans ce dernier, le père de Judy se détourne du corps changeant de sa fille, face auquel il se trouve frustré ou menacé. Depuis que sa fille a grandi, il ne la laisse plus l’embrasser. En retour, celle-ci se sent abandonnée et contrariée, sans savoir comment faire face au mœurs et aux désirs sexuels du monde adulte. Elle riposte et se rebelle, trouvant des façons destructrices d’exprimer ses sentiments refoulés et de reprendre contrôle sur sa vie dans ses moments les plus vulnérables. Bien que son père la traite comme une adulte, elle ne possède rien de l’autorité de ses parents. Le code de censure fait en sorte que la sexualité demeure suggérée dans le film de Nicholas Ray. Elle est pourtant assez fulgurante pour faire de James Dean un sex symbolintemporel, et ce même si le sujet est rarement abordé de front.  

Au moment de la sortie de The Little Girl Who Lives Down the Lane, le code de censure a non seulement été aboli, mais la société a changé complètement. La protagoniste du film a l’air beaucoup plus jeune que des personnages semblables issus des décennies précédentes, mais le monde alentours est beaucoup plus sombre, et les cinéastes peuvent désormais aborder certains thèmes de façon plus explicite. Rynn entretient une relation étrange avec son père, même si celui-ci est déjà mort au début du film. Il s’est s’assuré qu’elle n’ait pas à faire partie du monde des enfants, tout en la protégeant de son mieux contre le monde des adultes. Rynn est tout à fait consciente du fait que, bien qu’elle puisse s’occuper d’elle-même, le monde ne la traitera jamais comme une adulte.


:: Jodie Foster (Rynn) [Braun Entertainment Group / Carnelian Productions / et al.]


:: Martin Sheen (Frank) [
Braun Entertainment Group / Carnelian Productions / et al.]

Lorsque Rynn rencontre Frank pour la première fois, elle sent déjà qu’il est dangereux. Elle demande au gentil policier local, Ron Miglioriti (Mort Shuman), si Frank est un pervers, mais celui-ci hésite à répondre. Bien qu’il souhaite la protéger, il croit aussi qu’elle est trop jeune pour savoir tout ce qu’on dit à propos de son voisin pédophile. La mère de ce dernier traite aussi Rynn comme une enfant, se plaignant de ses manières, alors qu’elle-même fait preuve d’un flagrant manque d’éthique. Mme Hallet, qui est aussi la propriétaire de la maison des Jacobs, pénètre à l’improviste dans leur domicile à de nombreuses reprises, sans aucun respect pour les habitant·e·s. Ces intrusions, combinées à sa tendance à protéger son fils prédateur, créent un espace de vie de plus en plus hostile. Elle fait aussi preuve d’un antisémitisme à peine voilé lorsqu’elle réalise que Rynn est peut-être juive, faisant des commentaires à brûle-pourpoint à propos de «ces gens-là». Alors que Ron cherche à protéger la jeune femme, il est clair que Mme Hallet souhaite qu’elle accepte sa place dans la hiérarchie sociale.

The Little Girl Who Lives Down the Lane demeure fermement ancré dans le cinéma d’exploitation. On y découvre un monde où de jeunes adolescent·e·s sont en fait de petit·e·s adultes précoces et autosuffisant·e·s accablé·e·s par des lois injustes. Le film contient une scène de nudité controversée mettant en vedette la protagoniste de 13 ans (pour laquelle les cinéastes ont utilisé la sœur de Foster, âgée de 21 ans, comme doublure). Axé sur un jeu du chat et de la souris opposant un pédophile à une adolescente indépendante, potentiellement meurtrière, le film propose au public un fantasme voyeuriste étrange et déconcertant. Devons-nous considérer Rynn comme une adulte ou une enfant? S’agit-il d’une Lolita meurtrière ou d’une simple victime des circonstances ?

Le film ne cherche pas nécessairement à dire que le monde serait meilleur sans les dispositions et les lois visant la protection et l’éducation des enfants, mais nous rappelle néanmoins que plusieurs adultes dans le monde profitent des enfants précisément grâce aux moyens établis pour les protéger. Rynn est «dangereuse» pour les gens comme Frank ou sa mère puisqu’elle est indépendante, fière et intelligente. Elle ne se préoccupe des conventions sociales que dans la mesure où celles-ci l’empêchent d’être détectée. Et bien que l’officier Ron lui offre son soutien en tant qu’adulte, il est tout aussi impuissant à la protéger face à la corruption qui règne au sein du village. Les tentatives d’arrêter Frank par le passé ont toutes échoué à cause du pouvoir que détiennent sa mère et sa famille au sein de la communauté. Les «bonnes» personnes sont souvent victimes des systèmes et des lois prévues pour les protéger étant donné que les gens de mauvaise foi seront toujours prêts à transgresser les règles pout leur profit.  

The Little Girl Who Lives Down the Lane propose une étude fascinante de ce que cela signifie d’être une adolescente dans le monde moderne. À quel moment devenons-nous des adultes? Le film nous offre une illustration assez intelligente, quoique parfois déroutante de la façon dont la société traite les enfants et de comment notre désir de les protéger crée souvent l’effet opposé. En s’inscrivant dans le cinéma de la délinquance juvénile, le film inverse la menace que représente la jeunesse en montrant les adultes comme la véritable source de l’horreur et de la violence qui règnent dans la société. Les enfants ne sont pas une menace qui plane sur le monde. La respectabilité est un fléau et, si l’occasion se présente, la plupart des adolescents sauront s’occuper d’eux-mêmes  tant qu’ils ne croisent pas de puissantes familles sur leur chemin. The kids are alright, but the grown-ups are not.

 

 

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Justine Smith est une critique de cinéma qui écrit pour diverses publications, notamment Little White Lies, The National Post, The Globe and Mail, Roger Ebert, Hyperallergic et Cult MTL. Elle écrit sur le cinéma classique et récent, en se concentrant sur les questions de la représentation sexuelle et du documentaire. Elle est aussi la programmatrice pour la section Underground du Festival Fantasia. En 2015, elle a été sélectionnée comme membre de l’académie de critique de Locarno.

 

Traduction : Olivier Thibodeau

 

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Critique publiée le 18 juillet 2023.