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Deranged... The Confessions of a Necrophile (1974)
Jeff Gillen et Alan Ormsby

The Ontario Chain Saw Massacre

Par Olivier Thibodeau

Tandis que Tobe Hooper préparait l’un des chefs-d’œuvre du cinéma d’horreur dans son Texas natal, un film (vaguement) inspiré par les exploits du meurtrier et pilleur de tombes Ed Gein, un film qui allait faire époque grâce à sa fascinante brutalité, ses images grotesques et son montage anxiogène, Alan Ormsby et Jeff Gillen développaient leur propre version de l’histoire dans la campagne ontarienne, à 2000 km de la Mecque du BBQ. Tourné dans la région d’Oshawa, Deranged est sorti sept mois avant The Texas Chain Saw Massacre (1974), qui allait néanmoins l’éclipser totalement malgré une inspiration et une iconographie semblables. Car là où ce dernier privilégiait une approche distinctement mythologique et terrifiante du sujet, immergée dans la culture du hixploitation, du carnivorisme, de la course-poursuite et de la fabrication médiatique, sa contrepartie nordique privilégie une perspective typiquement canadienne, axée sur le récit personnel et l’auscultation psychologique d’un fils à maman névrosé. Il s’agit néanmoins d’une incursion foraine fort réflexive, menée par un incomparable maître de cérémonie.  

Les deux films proposent une approche faussement documentaire du récit. Mais si l’introduction revêt chez Hooper une valeur politique [1] et un extrême gravitas — « The events of that day were to lead to the discovery of one of the most bizarre crimes in the annals of American history », narre le comédien John Larroquette —, elle constitue chez Ormsby une énième occasion de cabotiner. Les gens qui ont vu Children Shouldn’t Play with Dead Things (Bob Clark, 1972), produit par la maison torontoise Quadrant Films, se souviendront sans doute de son personnage, un directeur de théâtre sadique et suffisant pour qui les membres de sa troupe étaient « ses enfants ». Ici aussi, l’humour noir de l’auteur se déploie d’emblée, avec l’apparition impromptue du « journaliste » Tom Sims (Leslie Carlson), venu introduire le récit d’Ezra Cobb (l’alter-ego de Gein) devant la ferme familiale où se sont déroulés ses crimes. « It is a human horror story of ghastly proportions and profound reverberations », nous informe le futur Barry Convex de Videodrome (1983), « but because it is human, perhaps we can learn something from it, something of ourselves, of our own fears… and needs. » Le ton est ainsi donné, et la prolifique contradiction entre l’approche réaliste du récit et la représentation spectaculaire de ses éléments les plus sordides commence déjà à former un discours méta sur le type d’« informative murder porn » [2] duquel se réclame le film.  

Reprenant fidèlement les grandes lignes du récit d’Ed Gein, soit la misogynie de sa mère, son obsession œdipienne pour elle, son désir d’en préserver la dépouille en la tissant à d’autres bouts de cadavres, sa collection de bibelots en peau humaine et les meurtres de deux femmes (une barmaid et une commis de quincaillerie), Deranged mise sur une performance étrangement sobre de Roberts Blossom, à des années-lumière du zèle psychotique de la distribution de Texas Chain Saw Massacre. C’est là d’ailleurs que réside « l’humanisme » du film, qui s’attarde au caractère tragique et à la psychologie du protagoniste, privilégiant la représentation naturaliste des actes monstrueux commis par Ezra sur l’expérience de la terreur vécue par ses victimes. La distinction avec le film de Hooper réside donc aussi dans le choix de focalisation, alors que Gillen et Ormsby adoptent le point de vue candide du tueur, qu’on voit exorbiter, scalper et décerveler une tête sectionnée à la manière d’un adolescent qui préparerait un modèle à coller, plutôt que d’embrasser la perspective paniquée de ses proies. En effet, ce n’est que lorsque la barmaid Mary Ransum pénètre dans la demeure d’Ezra que nous avons droit à un montage affolé de plans subjectifs sur des bouts de cadavres confits, montage qui préfigure distinctement le calvaire de Sally Hardesty dans Texas. Ce n’est qu’à ce moment que la terreur supplante le grotesque et qu’Ezra nous apparaît véritablement comme une figure oppressante, alors qu’on s’attardait précédemment à le montrer comme un simple produit de son éducation. On constate alors que l’humanisme consenti au protagoniste élude ses victimes, qui ne sont, après tout, que des morceaux de viande, étalées pour le plaisir scopique des adulescents des deux côtés de l’écran. Or, cette contradiction semble pleinement assumée par les auteurs, s’inscrivant dans une série de frictions révélatrices entre la fonction informative du récit et sa plus-value spectaculaire.  


:: Roberts Blossom (Ezra) [Karr International Pictures]

Adoptant une posture bizarre, entre le cinéma dramatique et l’exploitation pure, Deranged tire son potentiel culte et son discours méta de sa nature schizoïde, incarnée par la superposition créative d’un réalisme austère et d’un ludisme inusité. On note à cet égard le recours à un humour incongru, et parfois fort douteux, qui vient sans cesse compromettre le sérieux des événements et alléger le propos. Les gros plans sur la purée verdâtre dont Ezra gave sa mère et sur le sang écarlate qui jaillit de son nez donnent une allure guignolesque au portrait ultra sobre d’un fils recueilli au chevet de sa mère ; l’orgue ringard qui accapare la bande sonore offre une saveur kitsch à l’ensemble, et les blagues pince-sans-rire que lance sporadiquement Ezra créent de constantes ruptures de ton — « I apologize for calling you a hog », dit-il à la dépouille de sa mère, après avoir prétexté transporter un cadavre de truie à un agent de la circulation. Aucune scène ne détonne plus, cependant, que cette séquence de « séance à quatre » où Ezra rencontre une veuve un peu enveloppée — « I know I can trust her, she’s fat » — qui tente de le berner en imitant la voix de son mari décédé, laquelle lui incombe d’offrir à sa femme l’amour charnel qu’il n’est plus capable de lui fournir. Visant à démontrer la solitude et le manque d’amour des deux êtres, cette scène glisse dans la caricature d’une façon si décomplexée et inattendue  qu’elle ne manque pas de nous rappeler que la valeur « documentaire » du film, sa prétention au réalisme dramatique, n’est jamais qu’une simple excuse pour montrer au public quelque aguichante bizarrerie. 

Si cet humour déjanté vient constamment rappeler le ludisme sous-jacent de l’œuvre, il en va de même pour l’ambiguïté de la perspective narrative, exemplifiée par la mise en scène farfelue du narrateur Sims. Après un prélude plutôt usité, où on le voit parler sobrement devant les lieux du crime, introduisant le récit à venir à la manière d’un présentateur télé, il réapparaît ensuite sporadiquement au fil de l’histoire d’Ezra, surgissant de manière inattendue dans l’espace diégétique. Il pénètre ainsi subitement dans le cadre, devant le lit où le protagoniste vient de « présenter » le crâne de Mme Johnson au cadavre de sa mère, pour raconter la suite des événements alors que Blossom effectue un étrange pantomime en arrière-plan. On le découvre aussi parfois au détour d’un travelling, alors que l’objectif se désintéresse des personnages pour se rendre dans un espace adjacent (le couloir de la maison d’Ezra, la table d’un bar) et lui repasser le flambeau de la narration. Ces surprenantes parenthèses, cette perméabilisation volontaire du cadre, bref tous les incessants jeux de mise en scène contribuent ici à briser totalement l’illusion de véracité sur laquelle était censée reposer l’entreprise, nous rappelant toujours qu’il ne s’agit pas ici d’un simple compte-rendu du massacre, mais d’une façon d’en profiter.

On note également moult frictions entre l’objectivité journalistique revendiquée lors de l’introduction et la subjectivité psychologique déployée pour illustrer l’intériorité d’Ezra. Suivant un exposé de Sims nous annonçant que le protagoniste s’apprête à déterrer le cadavre de sa mère, on nous montre des plans subjectifs où le fossoyeur découvre le visage parfaitement préservé de la marâtre, pur fruit de ses souvenirs nostalgiques. On assiste aussi à de courts inserts où celle-ci vient rappeler à son fils le « salaire du péché » (la gonorrhée, la syphilis et la mort) alors qu’il s’apprête à s’engager dans des actes sexuels ; on assiste même, lors d’une scène étonnante, à un panoramique circulaire sur le salon bordélique d’Ezra, où la voix maternelle, qu’on croit d’abord extradiégétique, se révèle provenir de sa bouche à lui. On assiste en somme au récit d’Ed Gein, présenté non pas par un journaliste, un contestataire ou un maître du suspense, mais par un saltimbanque, dont l’art de la supercherie et l’art du conte se marient inextricablement.



[1] En 2008, Hooper confiait en entrevue que la fausse prétention documentaire de Texas Chain Saw Massacre constituait en fait une critique des mensonges gouvernementaux relatifs à la Guerre du Vietnam et aux événements du Watergate.

[2] Cette expression est tirée des auteurs de South Park qui, dans un épisode éponyme, ironisaient sur les visées mercantiles et la nature spectaculaire des émissions d’enquêtes criminelles.

 

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Critique publiée le 18 juillet 2023.