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Tokyo Drifter (1966)
Seijun Suzuki

Honneur, vengeance et 57 bougies

Par Anthony Morin-Hébert

Quiconque découvre ce monument cinématographique qu'est Tōkyō nagaremono et cherche à en connaître un peu plus sur cette œuvre renversante se voit bien vite confronté à une marée d'anecdotes, d'opinions contradictoires et de prescriptions de tout acabit. Il y a les universitaires qui la surinterprètent en considérant le moindre de ses détails comme une charge vitriolique et subrepticement politisée, les esthètes qui n'y voient que formes et lignes et mouvements extraordinaires, les élitistes ne manquant pas de lever le nez sur ses origines génériques, les cinéphiles sanguinaires se goinfrant de sa violence ; il y a ceux et celles qui adhèrent sans ambages à la sainte parole de Suzuki qui affirmait modestement que ses films n'étaient qu'un pur divertissement, les autres qui appliquent à son œuvre des grilles d'analyse totalisantes pour en extraire de force une poétique bien circonscrite et alambiquée. Pourquoi se borner ainsi à une seule interprétation? On finit par se rendre compte que Tokyo Drifter est trop souvent réduit à un argument servant à défendre quelque conception du cinéma — ici, en l'occurrence, du cinéma de genre. Mais devant l'idée de ce film, il y a une œuvre foisonnante et sans pareil qui n'a pas pris une ride, insoumise comme l'était son créateur, et qui rayonne encore aujourd'hui d'un puissant éclat.

Son intrigue est facile à résumer tant elle est mince et typique des yakuza eiga (films de yakuza) : le bras droit d'un ancien chef yakuza tente de mener une vie rangée, mais son passé le rattrape ; il choisit le sacrifice de l'exil pour protéger son patron qu'il considère comme un père, mais celui-ci le trahit par avarice. Il y a une dulcinée qui pleure le départ du héros, des vilains s'acharnant à le poursuivre par vengeance ou sadisme, des batailles et du chantage. Ce qui rend ces éléments narratifs si singuliers, c'est qu'ils sont à ce point simplifiés et expédiés au profit de la recherche plastique et du pur spectacle qu'ils en deviennent évanescents — sitôt surgissent-ils qu'ils sont éclipsés par une scène d'action ou avalés par les fêlures du montage frénétique, déstabilisant à force de faux raccords et d'ellipses temporelles où s'engouffrent la continuité ainsi que l'attention du public imprudent. À sa sortie, Tokyo Drifter avait été critiqué par beaucoup de ses contemporains comme étant incompréhensible, je m'étonne donc de le retrouver si souvent cité au sein des maléfiques listes de suggestions adressées aux cinéphiles néophytes. C'est que, semblable à un train imperturbable, figure récurrente du film, le récit file à vive allure sur les rails bien tracés des codes génériques qu'il faut minimalement maîtriser si l'on veut espérer comprendre ce qui se déroule à l'écran. En méconnaissant les structures, les motifs, les thèmes et le contexte propres aux films du Japon d'après-guerre, on passe forcément à côté d'une part essentielle du génie de Suzuki qui pousse, dans cette œuvre, la démythification du akushon (film d'action), qui en était alors à son dernier souffle à la Nikkatsu, jusqu'à son implosion.

À partir d'un scénario quelconque, d'une star montante et d'une chanson thème imposés par l'illustre studio, épaulé par son fidèle acolyte et chef décorateur Takeo Kimura, le réalisateur se concentra sur ce qu'il lui restait de libertés — le montage, la mise en scène, la direction des acteurs et actrices, les choix esthétiques — pour faire éclater les règles du cinéma narratif et confronter son public à une grammaire filmique inédite. Les invraisemblances s'accumulent (les menottes d'un policier se déverrouillent par magie, les personnages apparaissent à point nommé et sans explication), de mystérieux procédés filmiques surviennent inopinément (tels les caches scindant les plans durant le duel sur les rails) et les frontières du monde diégétique se révèlent très tôt poreuses. L'éclairage, en particulier, frappe par sa témérité : les couleurs vives par lesquelles il teint les décors et notre perception des événements sont dynamiques et semblent invisibles aux personnages, commentant l'action d'une manière ouverte, libre à l'interprétation.


[Nikkatsu]

L'expressionnisme de ces jeux de couleurs se conjugue aux décors de studio qui laissent de plus en plus paraître leur artificialité; le cabaret western se désagrège littéralement au fil d'une bagarre orgiaque tandis que durant l'affrontement ultime, le club Alulu s'éclaircit pour révéler un espace affecté habité par un piano, quelques décorations en toc et beaucoup de vide. Sur les planches de ce lieu dédié au spectacle, la théâtralité de la sanglante chorégraphie et du dénouement devient évidente. Les méchants sont abattus, le traître se suicide, la douce est secourue et le gentil solitaire poursuit son chemin: le rideau peut tomber.

Au cœur de ce tumulte stylisé à l'extrême, la solennité des personnages, et en particulier celle des hommes, paraît complètement décalée. Leur acharnement à se rendre justice, leur guerre de gangs et l'implacable code d'honneur du protagoniste, vestiges de la culture bushido proscrite depuis les dérapages de la guerre, s'en retrouvent décrédibilisés, en proie à l'implacable ironie suzukienne qui les réduit à de simples archétypes. Assez paradoxalement, leurs désirs et pulsions acquièrent par là quelque chose de profondément tragique : on les sait inéluctables, vains, car tout est tracé d'avance — les voilà encore, les rails de la codification générique. Le dogme de l'honneur mène à l'inévitable hécatombe et n'a plus sa place dans le Japon contemporain. Ce qu'il reste néanmoins à ces personnages, et surtout au protagoniste, c'est leur prestance foncièrement cool que tous les éléments du film concourent à élever, de leurs costards impeccables à leurs surnoms — Tetsuya the Phoenix, Tatsuzo the Viper, Shooting Star — jusqu'à l'incroyable violence des scènes d'action qui marquent par leur grâce et leur inventivité. Abracadabrantes mais passionnantes, elles constituent le coup de grâce anéantissant les dernières parcelles de naturalisme auxquelles on pouvait espérer s'accrocher. Le caractère spectaculaire de cette violence ne doit pas pour autant être perçu comme gratuit et complaisant : le plaisir qu'il suscite doit beaucoup à l'effet de ses excès qui dépragmatisent l'action et remettent constamment en cause la brutalité du cinéma d'exploitation.

Mais alors, que doit-on tirer de ce film où chaque instant procède d'un tumulte parfaitement maîtrisé, qui plonge les spectatrices et spectateurs dans un état de stupeur duquel iels doivent se dépêtrer par leurs propres moyens ? La grande force de Tōkyō nagaremono, qui passionne, mystifie et divise depuis bientôt six décennies, c'est justement de priver son public de tout programme qui lui prodiguerait un sens bien défini. On peut tout à la fois l'interpréter sous un angle biographique (Suzuki fut traumatisé par le carnage de la Seconde Guerre mondiale), sociohistorique (la métamorphose du Japon d'après-guerre), purement esthétique (le film est éblouissant), générique (l'essoufflement d'une certaine formule de films d'action) et, aussi, personnel. L'absurdité de la violence et celle de l'adhésion fanatique à des principes dépassés constituaient des questions pertinentes dans le Japon des années 1960 ; elles le sont encore aujourd'hui, là-bas comme en Occident, sous une multitude de formes, et promettent de le rester longtemps, de manières renouvelées. Heureusement, il est encore possible d’entendre la complainte du vagabond de Tokyo.

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Critique publiée le 22 juin 2023.