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Terminator: Dark Fate (2019)
Tim Miller

Le triomphe du liquide

Par Olivier Thibodeau

L’exploitation mercantile de la nostalgie m’horripile normalement, mais elle m’est tolérable ici. Peut-être est-ce à cause de ma passion d’enfance pour toute chose Terminator, pour ces endosquelettes de métal luisant, pour le musculeux icône Schwarzenegger et sa contrepartie féminine, l’indomptable Linda Hamilton, ou pour le concept si prophétique de Skynet, pour les voyages dans le temps et les combats de robots, les meilleurs, certainement, de ce côté-ci du Pacifique. Sans doute est-ce plutôt pour cette mise à jour si jouissive du scénario original, qui shoote ici sa veine féministe en éliminant d’emblée le personnage ennuyeux de John Connor et pourvoit au T-800 d’Arnold une humanité inespérée teintée du même humour ringard qui avait fait sa renommée dans T2 (1991). Mais également pour l’injection salutaire de fluidité dans l’utilisation (pourtant très lourde) d’effets de synthèse, pour la qualité spectaculaire des scènes d’action et pour la beauté époustouflante du design monstrueux, c’est-à-dire pour l’avènement de ce Rev-9 somptueux qui mérite aisément sa place dans le panthéon des méchants de cinéma.

À la manière révisionniste du dernier Halloween (2018), le plus récent chapitre de la série créée par Gale Anne Hurd et James Cameron (qui reprend ici son rôle de producteur après 28 années d’absence) fait table rase des trois chapitres précédents, heureusement, et poursuit là où T2 avait laissé. Au sein de la nouvelle chronologie diégétique, le jugement dernier n’a donc pas eu lieu le 29 août 1997, date à laquelle se déroule ici une bataille dantesque entre humains et machines sur une plage qui fait étrangement penser à la Normandie de 1944. La caméra cadre un coin de littoral où le ressac des vagues dévoile progressivement un crâne humain. S’ensuit un travelling sur une série d’ossements à demi enfouis sous le sable, puis on voit les machines émerger de l’eau avec leurs fusils plasma et se mettre à massacrer des humains innocents avant de disparaître subitement du décor, qui se gorge soudainement de soleil. Nous sommes en fait en 1998, au Guatemala, où se cachent une itération synthétiquement rajeunie de John Connor et de sa mère, Sarah, qui narre à sa manière sombre l’exécution de son fils par une version synthétiquement rajeunie du T-800 de Schwarzenegger. La scène est ridicule, et ridiculement située, en amont d’un récit rétrospectif tressé de flashbacks, mais au moins elle a le mérite de débarrasser la série du messie le plus monotone de la science-fiction contemporaine, interprété avec la même fadeur par Edward Furlong, Nick Stahl, Christian Bale et Jason Clarke. On nous catapulte ensuite en 2020, où un nouveau Terminator, le Rev-9, sorte de combinaison schizoïde du T-800 et du T-1000 envoyé par Legion, le nouveau Skynet, part à la recherche de la jeune Mexicaine Dani Ramos, que devront protéger une grande soldate cyborg nommée Grace, le T-800 nouvellement empathique de Schwarzenegger et la vénérable Sarah Connor de Linda Hamilton, qui malgré son air gériatrique, remplace très avantageusement l’Emilia Clarke de Genisys (2015).

Le scénario est tellement dérivatif qu’il n’est nul besoin de détailler davantage. Comme à l’habitude, il se résume principalement à une très longue course-poursuite entre les gentils et un méchant solitaire qui n’est pas vraiment méchant, mais technologiquement supérieur, impitoyable et déterminé. Même la nature précise du nouvel antagoniste logiciel, le mystérieux Legion, n’est jamais explicitée. Pas nécessaire, se sont sans doute dit les scénaristes (David Goyer, Justin Rhodes et Billy Ray), puisque toute la structure narrative du film est rétrospective. En plus de broder presque exclusivement à partir de matériau emprunté, ceux-ci se permettent même un mitraillage incessant de clins d’œil directs aux films de Cameron, lesquels finissent éventuellement par infecter la mise en scène, plutôt inégale, de Tim Miller. Le film commence d’ailleurs avec un plan tiré directement de Judgment Day, celui où, sous l’œil de la caméra de l’institut Pascadero, Connor narre un rêve prophétique à propos de la fin du monde, qui sert ici de récapitulatif pour les Moldus. Le reste se poursuit à l’avenant, avec la récupération directe des effets sonores de fonderie utilisé dans la scène finale du précédent film, dans l’utilisation du Guitars Cadillacs de Dwight Yoakam lors d’une scène de BBQ, dans tous ces plans spéculaires de trappe ensablée, de mitraillettes illuminées, de robot mourant en caméra subjective, de tirs à bout portant sur des visages de polyalliage mimétique et de contemplation de familles au jeu dans les parcs angelins, dans ce plan où Arnold hésite à mettre une paire de lunettes fumée et décide finalement de les laisser sur le comptoir, question de faire différent, mais pas vraiment.

On note à cet égard que même les singularités qu’on croit distinguer dans le travail de Goyer et compagnie constituent en fait de simples extensions du travail de Cameron et William Wisher dans l’épisode précédent : on poursuit à pleine vapeur dans la veine féministe superficielle mais rafraîchissante qui donnait à celui-ci son caractère distinctif en flanquant Connor de deux autres femmes fortes, la grande, musculeuse et très cinégénique Mackenzie Davis en tête ; on poursuit en outre l’humanisation, voir la domestication du personnage de Schwarzenegger jusqu’à des extrêmes humoristiques — il devient ici père de famille, avec chien, maisonnette et commerce de rideaux — mais surtout, on poursuit l’exaltation de l’action collective, de l’action concertée contre l’ennemi machinique alors que tout ce beau monde lutte coude à coude contre l’assassin solitaire de Gabriel Luna. La contemporanéité du scénario tient finalement d’une critique molle de l’automatisation industrielle, des systèmes de surveillance électronique contemporains (téléphones cellulaires, caméras de sécurité et drones) ainsi que des politiques migratoires trumpiennes, avec sa longue séquence dans un centre de détention à la frontière mexicaine.

À scénario calqué, ce n’est donc que pour la surenchère d’action et d’effets spéciaux que nous sommes là, et à ce titre, nul autre film cette année n’est aussi généreux. Évidemment, la mise en scène d’action de Tim Miller est nettement inférieure à celle de Cameron, plus imprécise, moins épique, capitalisant surtout sur le montage excitant de Julian Clarke et sur les largesses que permet le budget pharaonique consenti par les majors. Cela dit, on constate ici, comme à l’époque de l’âge d’or hollywoodien, que l’art de la mise en scène est secondaire au « génie du système » responsable de l’avènement du film (pour reprendre l’expression de Thomas Schatz). Le génie du système, c’est l’envers de la théorie auteuriste, qui en conférant aux réalisateurs un pouvoir créatif démiurgique, tend à tapir la machine bien huilée qui se trouve parfois derrière. Parler de la mise en scène de Tim Miller équivaut ainsi à taire ce qui la sous-tend, à savoir la main habile de James Cameron, maître du cinéma industriel homéomorphique des studios, de ce cinéma machinique qui trouve son avatar dans la figure même du Rev-9. Par-delà les scènes obligatoires de caractérisation, on enchaîne donc les scènes d’action interminables, hypercinétiques et hyperviolentes bourrées d’effets visuels époustouflants, organiques et cruels. La physique s’épanche dans le fantastique et l’humanité se transvide dans le numérique, comme la chair dans le métal, fusionnés l’un à l’autre comme l’endosquelette de l’antagoniste à son enveloppe mimétique. L’œuvre est presque décadente dans ses excès de sensationnalisme, mais c’est là précisément que réside son pouvoir de séduction, celui d’un cinéma des attractions adaptable et évolutif à l’égard des plus récentes technologies du spectacle et des attentes spectatorielles qui en découlent, d’un cinéma qui se défait et se recrée sans cesse, de manière froide, calculatrice mais parfaitement efficace. Et c’est là pour moi le signe son triomphe : le fait que le film m’ait comblé totalement tout en représentant les trois choses que j’abhorre le plus dans la production contemporaine : l’exploitation de la nostalgie, le glissement du réel vers l’artificiel et l’adéquation de la qualité à la dilapidation budgétaire. Qu’il m’ait comblé par sa technique triomphante et luxueuse et par son extirpation salutaire des ornières du cinéma familial où semblaient l’avoir condamné Rise of the Machines (2003), Salvation (2009) et Genisys, bref par la réhabilitation de ces violences corporelles incessantes qui rappellent si bien la fragilité de l’humanité dans le cinéma de Cameron, qui se replace ici avantageusement sur l’échiquier de la production hollywoodienne, et nous permet même d’anticiper la nouvelle mouture d’Avatar (2009) avec un espoir prudent.

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Critique publiée le 10 décembre 2019.