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L.A. Tea Time (2019)
Sophie Bédard Marcotte

La consécration

Par Olivier Thibodeau

Il y a une certaine mélancolie dans le cinéma de Sophie Bédard Marcotte — spleen de la trentaine et de l’impuissance matérielle oblige — mais elle se résorbe dans un humour auto-dérisoire savoureux. Il y a un certain prosaïsme documentaire, contrebalancé par une imagerie féérique irrésistible. Il y a un humanisme terre-à-terre, doublé d’un mysticisme cinéphilique envoûtant. Il y a, comme dans l’idéal proustien qui chapeaute son œuvre, un ancrage quotidien dans un récit d’envergure universelle. Il y a une tristesse parfois déchirante, que transcende tant bien que mal son plaisir évident pour les jeux de mise en scène, qu’elle multiplie ici au même rythme que dans le sublissime Claire l’hiver (2017), sa première œuvre de fiction auquel le présent film s’aboute d’une façon incroyablement astucieuse. Surtout, il y a un imaginaire, un imaginaire foisonnant, chose qui manque cruellement au cinéma québécois actuel tel qu’embourbé dans les codes sentimentalistes du drame familial identitaire et d’une fascination anachronique pour le terroir.

Le film commence tout de suite là où Claire l’hiver se termine, c’est-à-dire lors de l’expo consacrée aux « petits objets détruits par le stress ». Mais pas vraiment. Et c’est là que le ludisme typique de l’autrice entre en jeu, puisque de b à c (il ne faut pas oublier J’ai comme reculé, on dirait [2017]), on passe subrepticement de la fiction au documentaire. Claire devient donc Sophie, qui dans une série de vidéos hilarantes, élabore une lettre à l’artiste multidisciplinaire Miranda July, qu’elle se propose d’aller rencontrer à Los Angeles pour la tasse de thé titulaire. Micheline Lanctôt devient Paule Bédard, la mère de la réalisatrice, qui lui apporte une poignée de ballons rouges pour le lancement. Le brillant Joël Morin-Ben Abdallah devient son copain de convenance, caricature géniale de survivaliste verbeux qui meuble maladroitement son espace vital, un peu à la manière de Jérémie dans Claire. La directrice de la photographie Isabelle Stachtchenko, puissance muette du film précédent, passe de l’autre côté de la caméra, et accompagne Sophie dans son parcours à travers les États-Unis, sur la route vers cet eldorado angelin qui recèlera jusqu’au dénouement le suspense à savoir si July viendra oui ou non prodiguer à la réalisatrice les conseils tant attendus, ou si celle-ci devra se contenter de ceux dispensés par le fantôme de Chantal Akerman.

Le mélange est tel que le spectateur se retrouve catapulté dans un monde à la fois familier et étranger, à l’instar des États-Unis capturés à l’écran avec cet œil si précis, si opportuniste et si perspicace auquel nous avait déjà habitué l’équipe. Au gré des entrevues savoureuses réalisées sur la route avec divers personnages excentriques, cow-boys, professeures de méditation et autres rednecks chantants, au gré de toutes ces cartes postales inusitées que capte la caméra à ses abords, on constate que tout le monde ici est en très grande forme. Le montage de Morin-Ben Abdallah produit moult effets comiques surprenants via les changements de ton soudains qui servent de raccords entre scènes, et son travail d’animation est toujours aussi exquis, pourvoyant une autre séquence titulaire épique où Montréal se déplie en accordéon irisé. Il parvient même à tramer la diégèse d’une force divine omniprésente, celle de la Ste-Akerman, que le film ramène à la vie via des extraits d’entrevues qui se métamorphosent de façon jubilatoire en bribes de conversation avec la réalisatrice. L’œil de Stachtchenko pour la composition est phénoménal et inventif : le Grand Canyon et les champs parsemés de bières en canettes ont rarement semblé si magiques, au même titre que la route elle-même, qui, pour rappeler le parallèle scénaristique avec la quête de Dorothy pour l’élusif magicien d’Oz, se trouve pavée ponctuellement de briques jaunes. Et c’est là aussi que la rencontre entre le familier et l’étrange s’avère particulièrement fertile : dans la faculté des cinéastes à transcender les dures réalités de la production indépendante et du spleen montréalais en se permettant simplement de rêver, et d’insuffler à un réel contraignant la dose de fantaisie nécessaire pour en faire un vaste terrain de jeu.

Le pouvoir de l’imaginaire permet à celle qui sait le manier de tout transcender : transcender la condition humaine pour aspirer au divin, transcender la pauvreté des moyens pour accéder à la richesse d’expressions artistiques démultipliées, transcender l’individuel pour viser l’universel, transcender surtout l’horizon d’attente du spectateur et le caractère usité des travellings véhiculaires de road movies, que Bédard Marcotte transforme ici en vignettes mémorables via l’ajout astucieux d’effets visuels, de sons ésotériques et d’une voix off d’une gravité désopilante. Cela dit, on retrouve ici toute l’inventivité formelle qui lui sert désormais de signature, à commencer par l’étrange mise en abîme initiale, où un flash-forward se meut de façon thaumaturgique en élément de décor du film précédent. L’utilisation du hors-champ est brillante également, avec tous ses tableaux commentés par des voix désincarnées contribuant de manière constante à la mise en abîme du regard, de même que le recours à la profondeur de champ, que complémente à merveille le travail sonore soigné et ironique réalisé par Juliette Guérin et Gaël Poisson-Lemay. Ce dernier constitue d’ailleurs, outre le rapport Keatonesque qu’entretient Sophie avec les escabeaux et ses irrésistibles monologues pince-sans-rire, une énième source d’humour, avec ses pistes musicales tues par crainte de représailles judiciaires, ses bips insérés aux dialogues pour masquer le nom de quelques conquêtes sexuelles, et ses dialogues imaginaires entre déesses du cinéma. Bref, le film se présente comme une autre mine d’or cinéphilique, ponctuée par cette même réflexivité organique qui fait de l’écran une paroi poreuse, un grand buvard d’imaginaire, et qui, sous l’impulsion du récit (dé)ambulatoire propre au genre justifie doublement son caractère anecdotique, qu’il puise également dans la spontanéité débordante et si profondément humaine qui est l’apanage de l’autrice.

Au final, la réalisatrice n’est ni présomptueuse ni prétentieuse en réclamant l’héritage d’Akerman ou de July à sa manière toute timide. Ces deux illustres artistes féminines ont beau posséder des carrières plus vénérables, elles ne sont pas plus indispensables que Bédard Marcotte, qui elle aussi apporte une couleur et un humanisme essentiels via son inventaire passionné, mais surtout son engendrement gracieux de beautés si tendres dans notre univers si gris. C’est ce que fait son objectif du moins, en se désintéressant des missiles qui saturent l’horizon étasunien pour s’accrocher aux fleurs qui gisent dans leur sillon, y cueillant candidement une autre métaphore vitale pour son bouquet. Elle transcende ainsi l’imaginaire atrophié des faiseurs d’armes, et nous libère tous héroïquement de son joug. Momentanément peut-être, le temps d’une vue, mais héroïquement néanmoins, pour son propre compte également, via cette pollinisation constante du quotidien par le fantastique qui lui permet de s’envoler aussi loin que l’autorise la chaînette qui l’accroche au prosaïsme déprimant de la vie d’artiste subventionnée, chaînette qui, nous l’espérons, cédera bientôt afin qu’elle puisse rejoindre le panthéon tant convoité des autrices proustiennes célèbres.

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Critique publiée le 18 octobre 2019.