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Ad Astra (2019)
James Gray

Seul(s) au monde

Par Sylvain Lavallée

Un visage familier, que nous avons l’impression de voir pour la première fois : le poids des années s’y est inscrit subitement, comme lorsque nous retrouvons un ami perdu de vue depuis longtemps. Mais ce visage n’a pas cessé d’être devant nos yeux, nous n’avons pas eu le temps de l’oublier, alors tout se passe plutôt comme si personne (moi le premier) n’y avait porté attention. C’est la première chose qui nous frappe, dans Ad Astra, en découvrant Brad Pitt : il a vieilli. C’est une évidence, peut-être, mais tout le projet de James Gray se trouve en elle, dans l’attention qu’il porte, et qu’il nous demande de porter avec lui, au visage de sa star, et à cette évidence, brusquement dévoilée, que Brad Pitt a vieilli (il me semble du moins que ceux qui ne comprennent pas pourquoi il faudrait porter attention au visage d’une riche célébrité hollywoodienne risquent d’être largués assez vite, du film comme de ce texte).

Pourquoi ce visage occupe tout l’espace, aussi imposant, dans le champ de notre vision, que les planètes qu’il visite ? Pourquoi revenons-nous sans cesse vers lui ? Une réponse possible serait dans le récit : Roy McBride (Pitt) est d’un calme exceptionnel, il peut contrôler ses émotions, les cacher derrière son attitude impassible, maître non seulement de son apparence extérieure, de ce qu’il laisse voir aux autres (à nous), mais aussi des battements de son cœur, qui ne dépassent jamais les 80 par minute. Quand on lui apprend que son père, Clifford (Tommy Lee Jones), disparu seize ans plus tôt dans les environs de Neptune, est peut-être toujours en vie, et responsable d’une série de décharges énergétiques traversant le système solaire jusqu’à provoquer des catastrophes sur Terre, Roy accueille la nouvelle sans trahir aucune forme d’émotion, ni joie, ni soulagement, ni surprise, ni tristesse.

S’approcher du visage d’un tel homme, l’extraire de son environnement, le transformer en paysage qui vaut pour soi, permet de questionner cette apparente apathie : branché sur un appareil qui surveille les battements de son cœur, enregistrant ponctuellement sa voix pour se soumettre à la routine de rapports psychologiques, la caméra du cinéma apparaît comme une autre technologie cherchant à repérer, étudier, les traces de la vie intérieure de Roy. Et là où au départ les autres technologies échouent à voir plus loin que ce que Roy veut bien laisser paraître, à travers la caméra de Gray le visage de Brad Pitt nous répond, par les rides accumulées autour de ses yeux, comme usés par une vie de regrets, ou parce que ce visage vient avec une histoire (alors que Roy n’en a pas), réveillant en nous le souvenir des moments passés avec lui, qui semblent bien lointains, incapables que nous sommes de les accrocher à ce visage maintenant refermé, d’autant plus étranger qu’il nous semble distant alors que nous sommes pourtant au plus près de lui.  

La Lune, Mars, Neptune, nous parcourons ainsi le système solaire avec Roy, suivant les traces de son père, et rien n’attire autant notre regard, ne suscite autant de fascination, que ce visage au calme résigné. Nous flottons dans l’apesanteur d’un monde vidé de sa substance, dans le temps indéterminé d’un futur rapproché, mais qui apparaît tel que pensé par des magazines SF des années 60, dans la solitude d’un personnage sans attaches s’enfonçant au plus loin dans l’espace, les événements se déroulant autour de lui comme s’ils ne le concernaient pas (par exemple lors d’une poursuite sur le sol lunaire, surréaliste tant nous restons détachés des enjeux dramatiques — peu importe l’action qu’elles dépeignent, les images battent au même rythme tranquille). Il y a une beauté à trouver dans le cosmos tel que Gray nous le présente, mais peu d’émerveillement, aucun sentiment de terreur admirative devant l’infini des mystères qu’il recèle : le seul mystère qui importe se trouve derrière le visage d’un homme.

Cela peut sembler terre-à-terre, concevoir l’exploration spatiale comme un voyage intérieur, réduire l’infini qui nous entoure à une dimension humaine, mais c’est l’une des questions que le film nous invite à considérer : comment échapper à soi-même ? L’humanité colonise la Lune, mais c’est pour y implanter des Subway, et pour poursuivre en son sol des guerres autour de ressources naturelles ; sur Mars, la bureaucratie poursuit son entreprise de déshumanisation ; en suivant le trajet de son père, Roy reproduit à regret ses gestes de violence. Le professionnalisme froid de Roy apparaît ainsi comme la façade parfaite pour cette humanité condamnée à la répétition du même : s’il est le travailleur idéal, c’est parce qu’il renonce à sa vie personnelle, et par conséquent à toutes formes de connexions avec le monde — il suffira d’une seule larme pour qu’il soit congédié. De même (tel père tel fils), Clifford se terre aux abords de Neptune, il détourne son attention de l’humanité pour chercher des formes de vie extra-terrestre, mais ce faisant il finit par provoquer des dommages sur Terre.

Pas de place pour l’individu, il ne reste que le désespoir tranquille d’une humanité incapable de supporter le mutisme de l’univers, cherchant réponse dans la science, la connaissance, dont la présumée objectivité délivre l’homme de toute forme de responsabilité en lui permettant de mettre son expérience à l’écart ; mais lorsque nous nous plaçons ainsi en retrait du monde, nous finissons par nous sentir morts, morts aux yeux des autres, comme les autres sont morts pour nous. Comment alors s’émerveiller devant le cosmos, s’ouvrir à ses mystères, si nous n’acceptons pas d’être transformés par lui, si nous lui opposons notre indifférence ? La connaissance vraie exige l’empathie, un saut hors de soi ; ou encore, la meilleure manière de connaître le monde, nous dit Gray, c’est encore de l’aimer. D’où une caméra placée au plus près d’un visage, une caméra amoureuse, attentive, capable depuis cette position privilégiée de repérer ce qu’un visage exprime malgré lui, ce qu’il reste de la vie que Roy tente de fuir, une caméra capable de rendre la vie à un homme qui ne croit plus en avoir.

Mais cela n’est pas encore suffisant : la caméra peut nous montrer qu’un homme qui aspire au vide est encore un homme, voir qu’il n’y a rien de plus humain que de désirer s’extirper du monde (ou de le détruire), mais seul Roy peut se réanimer réellement (le cinéma donne vie, mais cela demeure une illusion ; la vraie vie est hors de sa portée, le cinéma ne peut que montrer la voie). Alors quand Roy se dirige vers son père, comme s’il se dirigeait vers le Père (qu’on croit mort, dont le silence est souffrant), il remonte vers les origines pour trouver un sens à son existence. D’abord guidé par les objectifs préétablis de sa mission, ou cherchant à communiquer avec son père en lisant un message au langage officiel pré-écrit, Roy doit finalement trouver ses propres mots, puis son propre chemin, pour approcher son père. Pendant cette première heure, où Roy suit les rails qui ont été posés pour lui, nous pouvons avoir l’impression d’être devant un film de « compromis », comme si en travaillant pour la première fois avec un budget plutôt élevé, Gray avait cédé en partie le contrôle de son projet à ses producteurs, qui auraient voulu intégrer des scènes plus « conventionnelles » pour satisfaire le public (ou plutôt pour se conformer à la vision condescendante des spectateurs qu’auraient les producteurs), les scènes d’action entre autres.

Et pourtant : supposons (cela devrait aller de soi) que Brad Pitt incarne l’alter ego du cinéaste, et que sa quête est aussi celle de Gray, qui met en son et en image son questionnement existentiel, un qui suis-je que le film nous invite à nous poser pour nous-mêmes. Alors il faudrait remarquer que la trajectoire de Roy est interrompue par ces scènes d’action : en route vers Mars, Roy tente de convaincre ses collègues de ne pas répondre à un appel de détresse qui les ferait dévier de leur destination. Lui seul connaît le véritable but de sa mission, qu’il ne peut divulguer, alors devant l’impossibilité d’exprimer l’importance de ses objectifs, il ne peut que se plier à la décision des autres — comment Gray pourrait signaler plus clairement qu’il s’agit là d’un « passage obligé », d’un « détour imposé » ? Roy perd le contrôle de sa mission, comme il la perd à plusieurs reprises, et comme en fait il ne semble pas l’avoir avant la dernière demi-heure (« they’re using me » dit-il à un point), cette dernière séquence étant celle où le cinéma de Gray est le plus immédiatement reconnaissable, avec tous ses thèmes, sa singularité. Comme s’il avait d’abord fallu passer par la mission telle que dictée par les producteurs, avant d’en dévier (à partir de cette larme qui signale l’irruption d’une subjectivité, venant briser subitement la froide façade de Roy et du film) pour mieux arriver à ce que Gray cherchait, sans le savoir peut-être, à l’instar de son personnage.

Mais il n’est pas anodin, non plus, que ces « compromis » surviennent dans un film où le protagoniste doit sortir de sa solitude, apprendre à tendre la main vers l’autre : j’ai envie de dire qu’à l’encontre de cette vision qui ferait de l’auteur de cinéma une sorte de solipsiste possédant une telle maîtrise sur le monde qu’il peut le modeler pour lui donner la forme exacte qu’il souhaite, sans se sentir encombré par la matérialité, tout en pouvant diriger avec exactitude ses collaborateurs (plutôt des esclaves), pour qu’ils fournissent à l’Auteur exactement ce qu’il désire (c’est l’image du cinéaste Tout-Puissant à la Stanley Kubrick), Gray semble ainsi mettre en scène le compromis (terme inexact dans les circonstances) comme une dimension inhérente au cinéma. Mais cette réflexion sur sa place de cinéaste — sa responsabilité plutôt — répond aussi à cette humanité trop refermée sur elle-même, cherchant à imposer sa vision sur le monde, à instrumentaliser le réel : point de cinéma en dehors d’une collaboration, d’une entente mutuelle, d’une conversation entre un cinéaste, sa star, son équipe technique, le monde, et éventuellement un public.

Alors comme Gray puise dans son expérience pour donner forme à son film, comme Brad Pitt puise dans la sienne pour donner consistance au personnage (comme je puise dans la mienne pour comprendre le film…), Roy en fait de même pour trouver sa voix et sa voie ; passages obligés ou non, ce qui précède cette prise de contrôle d’une destinée demeure nécessaire pour en arriver à ce point, où le cinéaste et le personnage convergent de pair vers la séquence finale. Comme seul recours, Roy n’a qu’un amour longtemps refoulé, ou encore sa foi, cette conviction intime qui anime les protagonistes du cinéma de Gray, tentant de survivre avec dignité dans un monde corrompu (cette foi, aussi, qui permet d’avancer vers l’inconnu plutôt que de le nier en y imposant une vision déjà formée). Mais au bout de cette quête personnelle, enfin face à son père, il n’y a pas de réponse à trouver, pas même les délires visionnaires d’un Marlon Brando (Ad Astra empruntant sa structure narrative à Apocalypse Now) : il n’y a qu’un vieil homme usé par la solitude, et le silence implacable de l’infini. Du père redouté, il ne reste qu’une silhouette fragile, à qui il faut porter assistance pour le vêtir. Plus tôt, Roy refusait de répondre à un appel de détresse, trop englué dans les objectifs de sa mission ; maintenant, à la destruction souhaitée par ses supérieurs, il substitue des gestes de tendresse.

« We’re all we’ve got », en conclut Roy : sans doute que cette phrase répond d’abord au désespoir en rappelant que c’est dans l’isolement qu’il se creuse, et que pour en sortir il faut s’ouvrir aux autres ; mais nous pouvons entendre aussi que nous avons déjà les réponses que nous cherchons, qu’elles ne se trouvent pas dans un ailleurs qui nous les livrerait déjà toutes formulées, du moins quand il s’agit de poser la question de l’humanité, du qui suis-je ; et enfin, nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes, car quand bien même on nous tendrait la main, il faut encore accepter de la saisir. Le parcours narratif de Roy nous invite à examiner ces questions, mais c’est sur le visage de Brad Pitt qu’elles trouvent leur ampleur, dans ce jeu entre ce qui nous attire vers lui et ce qui nous sépare pourtant : son isolement demeure infranchissable, impossible de le toucher, de connaître avec certitude ce qui se trame derrière ce visage. Et pourtant, pour peu que nous répondions à l’invitation lancée par la caméra de Gray, son appel à l’empathie, il n’y a rien de plus expressif que ce visage, sur lequel se joue tout le drame de l’humanité.

Ad Astra : pour se rendre vers les étoiles, il faut accepter de se laisser guider par elles. Les stars, comme nous le savons, sont là pour prédire notre avenir, pointer la voie vers un nouveau continent — il en va de même des stars de cinéma : Brad Pitt, et son odyssée intime, nous amène à retrouver le monde (la Terre) que nous avions perdu. C’est sur cette idée que nous laisse le film de Gray, aussi belle, dans l’espoir qu’elle laisse briller, que terrifiante, dans la responsabilité qu’elle nous confère : le nouveau monde que nous promettent les étoiles ne se trouve pas au-dessus de nous, il est déjà là sous nos pieds, mais il en revient à nous de le fonder.

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Critique publiée le 10 octobre 2019.