WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
L’équipe Infolettre   |

A Bloody Spear on Mount Fuji (1955)
Tomu Uchida

Le grand écart

Par Alexandre Fontaine Rousseau

Cinéaste méconnu à l'extérieur du Japon, où il est pourtant considéré comme un « grand maître », Tomu Uchida n'est peut-être pas l'égal d'un Mizoguchi, d'un Kobayashi, d'un Ozu ou d'un Kurosawa. Mais son oeuvre mérite incontestablement d'être redécouverte, comme en atteste le très beau Bloody Spear at Mount Fuji – long métrage de 1955 reprenant d'une manière toute personnelle les grands thèmes humanistes du cinéma d'après-guerre japonais.

De prime abord, le scénario n'a pourtant rien de bien ambitieux. Genpachi (Chiezō Kataoka) est un porteur de lance au service de Kojūrō (Teruo Shimada) – un samouraï qui, de l'aveu de son entourage, ne supporte pas très bien les effets de l'alcool. En route vers Edo, ceux-ci se lieront d'amitié avec diverses personnes croisées sur leur chemin dont une musicienne errante et sa fille ainsi qu'un jeune garçon orphelin.

Le film, au demeurant superbe, révèle tout naturellement pourquoi Uchida n'est pas mieux connu en occident : son style ne peut qu'être qualifié d'éclectique, effectuant avec une aisance décontenançante le grand écart entre la tragédie et la comédie. On ne peut donc pas dire du cinéma d'Uchida qu'il est ci ou qu'il est ça; il est ci et ça à la fois, d'une manière qui peut de prime abord surprendre et dérouter le spectateur.

Pour s'en convaincre, il suffit de voir comment le film alterne, dans son premier tiers, entre tableaux folkloriques et gags grossiers. Un serviteur, cherchant à se débarrasser d'une compromettante haleine de saké, se gargarise avec l'eau qui provient d'une bouche d'égout. Plus tard, c'est un enfant souffrant de diarrhée qui ruinera une cérémonie du thé. Uchida, d'emblée, établit ainsi l'un des grands thèmes de son film : la légitimité discutable de la prétendue noblesse, dont les coutumes servent surtout à instaurer une supériorité illusoire.

Dans le dernier acte, c'est avec dureté voire cruauté que le réalisateur reviendra à cette idée : la conclusion du film affirme, dans le sillage d'un terrible bain de sang, qu'il n'y a aucun honneur à se battre pas plus qu'il n'y a de gloire à être félicité pour ses exploits guerriers. Le « héros » du film abandonne le jeune orphelin qui l'accompagnait depuis le début du film, dans l'espoir que celui-ci ne suivra pas son exemple désormais honteux.

Deux séquences, en particulier, contribuent à déconstruire ce mythe du noble combattant. La première repose sur une blague habilement orchestrée, un brigand étant arrêté par accident alors qu'il tente de s'échapper. Kojūrō sera honoré pour cet « acte de bravoure » purement fortuit, accompli de surcroît par l'un de ses serviteurs. Au final, cela n'a pourtant pas d'importance : la récompense qui lui est remise, après tout, n'a aucune valeur.

La seconde scène consolide définitivement la profonde rupture de ton qui caractérise la conclusion : lors du combat opposant Genpachi aux hommes qui ont assassiné son maître, le sol est recouvert du saké provenant de barils percés. La violence n'a ici aucune grâce, aucune beauté. Le champ de bataille possède des allures de marécage, avalant les corps souillés des hommes tombés au combat. La chorégraphie n'a rien d'élégant. Elle n'est que rage et brutalité.

Au contraire, c'est dans une certaine tradition populaire que le cinéaste puise l'essentiel de sa poésie. C'est avec une admirable attention qu'il filme un festival animant un village, tandis que le décorum des nobles se mérite généralement l'ironie de sa caméra. Au sein de cette classe, seul le samouraï qu'incarne Teruo Shimada trouve grâce à ses yeux – mais ce dernier est épargné justement parce qu'il ne respecte pas certaines conventions sociales.

Uchida lui-même semble vouloir échapper aux codes du jidai-geki, s'éloignant autant que possible d'une célébration aveugle du passé féodal japonais. Son usage irrévérencieux de la comédie contribue à créer cet effet de distanciation, tout comme l'usage d'une trame sonore aux accents jazz résolument modernes. Bloody Spear at Mount Fuji est un film d'époque où l'époque semble « parasitée » par la perspective de son auteur.

Voilà une autre raison pour laquelle le cinéma de Tomu Uchida s'exporte moins bien, par exemple, que celui d'un Kurosawa. Il y a chez lui une impureté subversive, une volonté de déjouer les attentes afin de s'attaquer à ce qui est généralement considéré nippon. Son approche opère pourtant à travers de subtils décalages, tant et si bien qu'il n'est pas nécessairement « évident » que son cinéma va à contre-courant. Pour peu que l'on s'y attarde, Bloody Spear at Mount Fuji révèle toutefois une richesse qui le place à la hauteur des autres classiques de l'âge d'or du cinéma japonais.

9
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Critique publiée le 5 novembre 2018.