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Conan the Destroyer (1984)
Richard Fleischer

Au royaume du cinéma

Par Sylvain Lavallée

Conan the Barbarian commençait par le choc du marteau contre l’enclume, dans les flammes où l’on forge l’épée de Conan, comme plus tard le corps d’Arnold Schwarzenegger était forgé par l’effort, par cette roue immense qu’il faisait tourner année après année, se transformant peu à peu, passant du corps de l’enfant à celui du bodybuilder : le film de John Milius, avec ses allures d’opéra wagnérien, présentait la formation du héros comme une maîtrise de la technique. Il fallait apprendre « the secret of steel », comme disait le père de Conan, « learn its discipline. For no one – no one in this world can you trust. » Le corps de Schwarzenegger — ne soyons pas trop formels, appelons-le Arnold, comme il se doit — venait exemplifier les thèmes de Milius, l’art du bodybuilder (tel qu’Arnold nous l’avait lui-même vanté dans Pumping Iron) reposant de même sur une discipline stricte et rigoureuse : le bodybuilder, dans ce monde ultra compétitif, ne peut faire confiance à personne sauf à lui-même, à sa technique qu’il développe afin de sculpter son propre corps. Filmer la fabrication d’une épée, c’était pour Milius filmer la naissance de sa star, et le cinéaste au fond aurait bien pu se contenter de filmer le corps d’Arnold deux heures durant, de le découper pour en faire reluire chaque muscle, chaque articulation, en relever la beauté propre (ce que d’ailleurs il sait faire au travers de son récit), et nous aurions retrouvé là, inscrite dans ce corps, toute l’essence de Conan the Barbarian : une volonté de puissance s’exprimant par une maîtrise de soi.

Après une séquence de générique époustouflante, une cavalcade dans un paysage désertique nimbé d’un rouge de cinéma (on ne s’étonne pas de retrouver le nom de Jack Cardiff à la direction photo, le maître du Technicolor chez Powell et Pressburger), Conan the Destroyer s’ouvre sur une épée enfoncée dans le sol, une arme déjà forgée donc, la caméra remontant lentement le long de sa lame pour découvrir peu à peu les muscles boursouflés qui la tiennent en place, puis un corps bronzé, luisant au soleil, agenouillé, une main sur la paume de la lame et l’autre sur sa garde — une pose du guerrier se recueillant (nous savons aussi comment le bodybuilding est un art de la pose, savoir prendre la bonne posture pour faire ressortir la perfection formelle d’un corps). Le héros, ici, est déjà formé, sa technique maîtrisée, alors son apparition à l’écran ne souligne plus l’effort sculptural, mais plutôt la sculpture accomplie : Milius était fasciné par un homme ayant modelé son corps pour en faire l’instrument de son destin, Richard Fleischer, le succédant, s’émerveille plutôt devant tout ce qu’il y a d’émouvant dans l’idée du héros, en filmant Arnold comme un monument érigé à sa propre gloire. Ce faisant, le film élimine presque entièrement l’aspect opératique de l’original pour lui substituer un regard naïf, voire enfantin, afin de mettre en scène le merveilleux. Loin d’une trahison du film précédent, il s’agit plutôt d’un revers complémentaire, comme deux manières de mettre en scène Arnold qui le suivront tout au long de ses prochains films (pour le dire de manière grossière, puisque les deux aspects sont toujours présents, d’un côté Terminator, et dans une certaine mesure Commando et Predator, de l’autre les Ivan Reitman avec Twins, Kindergarten Cop et Junior) ; qu’il s’agisse, chez Milius et chez Fleischer, du même personnage, rend évident que ces apparentes contradictions, le surhomme nietzschéen qui juge le monde des hommes et la figure de légende qui s’est incarnée pour venir jouer avec nous, sont rassemblées, synthétisées dans un même corps (ou dans un même nom : Schwarzenegger et ses consonnes teutoniques, imposantes ; Arnold et sa familiarité chaleureuse).

Pour le dire simplement : le miracle, pour Fleischer, c’est qu’Arnold soit, alors nul besoin de s’enquérir sur les mystères de son origine. Au contraire, dans cette première scène, nous imaginons qu’Arnold est figé à jamais dans sa pose, et le merveilleux survient lorsque cette statue prend vie, tournant la tête à gauche, à droite, avant de se redresser en brandissant son arme. Conan the Destroyer, ce n’est en fait rien d’autre que cet étonnement constamment renouvelé devant le mouvement d’Arnold, devant son humanité ai-je envie de dire, comme si nous avions oublié qu’il y a un homme sous la légende, un acteur réel sous la star. D’où la mollesse d’un récit (aller chercher une clé, une corne, escorter une princesse), simple prétexte permettant à Arnold d’accomplir une série d’actions tantôt drôles (assommer [encore] un chameau), tantôt nobles (libérer une esclave, interprétée par Grace Jones), tantôt lui permettant d’exalter sa force (les deux Conan, comme Red Sonja, multiplient les scènes d’Arnold poussant des choses lourdes, soulevant des portes de pierre, écartant des barreaux de fer, etc.), des actions toujours héroïques et fabuleuses – même son ivresse apparaît comme la chose la plus extraordinaire qui soit, n’ayant d’égal que son rire profond et sincère, car après tout, qu’y a-t-il de plus étonnant que le rire d’une sculpture ? Ce projet de mise en scène est parfaitement résumé par un échange délicieux : « I suppose nothing can hurt you » demande la princesse, Jehnna (Olivia d’Abo), à Arnold ; « Only pain » répond-il. Si elle est drôle, cette réplique, c’est d’abord parce qu’elle nous révèle encore, par la force de son évidence, sa tautologie implacable, que nous n’arrivons pas à croire qu’Arnold soit comme nous, vulnérable, capable de partager notre douleur (d’ailleurs, on ne saurait imaginer pareil dialogue avec un autre acteur). Nous rions autant devant l’apparente naïveté de cette question (que nous avions, nous aussi, envie de demander), la simplicité de sa réponse, et devant cette révélation incroyable qu’est la possibilité de la douleur pour Arnold ; une révélation réconfortante aussi, parce qu’elle nous signifie qu’Arnold fait bien partie de notre monde, que nous ne l’avons pas seulement rêvé, enfant, quand nous avions besoin d’un protecteur à nos côtés.

En même temps que Fleischer tente de rendre compte de cette présence du demi-dieu descendu dans notre monde (n’oublions pas que dans son premier film, Hercules in New York, Arnold défiait la volonté de Zeus et se sauvait de l’Olympe en exprimant son désir d’être auprès des hommes), il tente de la protéger des mauvais doubles, un thème qui reviendra d’ailleurs souvent dans la carrière d’Arnold. C’est la séquence la plus fabuleuse du film, se déroulant dans un château trônant sur un lac embrumé dans lequel loge un magicien : à l’intérieur, Arnold y découvre une salle aux murs en miroirs, lui renvoyant son reflet à l’infini. Le magicien, emmitouflé d’une cape rouge, apparaît alors dans tous ces miroirs ; ses reflets, un à un, s’avancent et disparaissent les uns dans les autres, jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un seul. Retirant sa capuche, nous y découvrons la tête d’un monstre horrible, dont la laideur doit plus à la rigidité d’un évident masque en latex, paralysé dans un rictus ridicule, qu’à son apparence assez banale — autrement dit, le monstre est parfait. Parfait, parce que Fleischer recherche une poésie de l’artifice bien plus qu’une quelconque vraisemblance ; parfait, parce que ce masque mono-expressif nous renvoie à une certaine image que nous avons d’Arnold, que l’on dit piètre acteur, figé lui aussi dans son corps monstrueux et son accent inflexible, comme des remparts à une expression « adéquate ». Pour abattre ce cliché de lui-même, l’épée d’Arnold évidemment ne suffit pas (puisqu’il doit prouver qu’il n’est pas, comme acteur, réduit au spectacle de sa force physique), il lui faut plutôt user de sa conviction, son ingéniosité, pour déjouer l’illusion en brisant les miroirs formant les murs de la pièce : Arnold les fracasse un à un, mais à chaque fois, ce que nous voyons dans le miroir, c’est justement le reflet d’Arnold. Il doit donc éliminer tous ses reflets pour mettre fin à l’illusion de son mauvais double en latex et faire triompher son unicité, garante du caractère « réel » d’Arnold (n’oublions pas qu’Arnold est celui qui nous promet de revenir de film en film, et s’il peut revenir, c’est précisément parce qu’il s’agit du même Arnold, le seul et unique, et non d’un autre ou d’un nouvel Arnold, ou d’un autre personnage fictif). « All an illusion » commente un des compagnons du héros alors que le château qu’ils quittent s’effondre derrière eux, une maquette mal intégrée avec l’avant-plan des acteurs : s’il est difficile d’argumenter que Fleischer a volontairement écrit cette blague réflexive, comme si même les personnages remarquaient la pauvreté des effets spéciaux, il n’en demeure pas moins qu’elle résume le charme particulier du film, cette magie reposant sur une star si extraordinaire que tout à côté d’elle paraît irréel, sans substance.

Il n’y a qu’un seul Arnold, nous dit ainsi Fleischer, et nul besoin de magie ou d’artifices sophistiqués pour nous émerveiller : la réalité d’Arnold suffit bien. N’est-ce pas là, d’ailleurs, l’essence du cinéma, une fascination devant un réel magnifié au point de nous sembler extraordinaire, devant un morceau de ce monde qui nous apparaît d’autant plus étrange que nous le reconnaissons pourtant ? Le plus grand trucage au cinéma demeure l’absence de trucage, ou sinon il s’agit du « trucage » propre à l’image photographique, qui nous garantit l’existence passée de ce bout de réel improbable que nous découvrons à l’écran. Les films d’Arnold, en particulier dans les années 80, jusque vers Last Action Hero environ, jouent de belle façon avec cette articulation du réel et de son double fantasmé par l’image photographique, puisqu’il faut toujours faire passer Arnold d’un ailleurs merveilleux (l’Olympe, la barbarie, le futur, une île en retrait du monde, Mars) pour essayer d’intégrer sa présence à notre monde, comme si cela n’allait pas de soi, comme s’il fallait se convaincre de la réalité d’Arnold (comme si nous avions oublié, peut-être, que le cinéma ne nous montre jamais autre chose que notre monde). Il est difficile de comprendre pourquoi, exactement, Arnold suscite un si grand étonnement (un étonnement, il faut bien le préciser, qui n’est pas tout à fait le mien ou celui de spectateurs imaginaires, mais plutôt celui que la mise en scène nous invite à partager avec elle) : s’arrêter au spectacle d’un corps hors-norme serait une bien piètre explication, à moins de creuser un peu à quoi renvoie ce corps.

Le film de Milius nous suggère une piste de réponse puisqu’il voulait explicitement mettre en scène le surhomme nietzschéen (the Barbarian s’ouvrait sur une citation du philosophe), mais la délectation et l’insistance de Milius envers la violence nous faisait perdre de vue que la volonté de puissance, chez Nietzsche, ne renvoie pas à une forme de domination ; il s’agit plutôt d’une force vitale, qui s’exprime dans le « deviens ce que tu es », une manière de se dépasser, pour le dire simplement, et donc dans une violence exercée contre soi, contre ce qui peut nous maintenir dans la conformité. Sans compter qu’une autre déformation s’opérait puisque Milius (et sur ce point Fleischer aussi) retravaillait l’image du surhomme à travers l’idéal du self-made man américain, mais encore une fois, si le self-made man, dans les faits, s’est construit par l’oppression, la version noble de ce mythe renvoie plutôt à une liberté personnelle qui rejoint ce que Nietzsche entendait par surhomme. Bref, la star comme surhomme, comme rêve américain : Arnold Schwarzenegger est bien cet étranger venu se refaire une vie sur le nouveau continent à travers le cinéma qui lui a permis de devenir qui il est, et par un corps qui est la plus littérale incarnation du self-made man, du mythe d’un homme qui s’est construit lui-même en faisant de son corps un triomphe de l’expression personnelle.

De même, Conan, venu d’un « age undreamed of », comme le dit le narrateur dans les deux films, cherchant des aventures « in distant lands », ce Conan « trod the jeweled thrones of the earth beneath his sandaled feet », autre manière d’insister sur le fait qu’Arnold foule notre monde, notre terre, jusqu’à ce qu’il trouve, nous dit-on en conclusion de the Destroyer, « his own kingdom and wore his crown upon a troubled brow » : c’est bien sûr le récit d’Arnold au cinéma, et si la narration des deux films annonce ce royaume comme un événement futur, par cette image iconique d’Arnold assis sur son trône, la caméra s’avançant solennellement vers lui, il nous apparaît au contraire évident que le couronnement a déjà eu lieu, que grâce à ces deux films Arnold a trouvé la place que le cinéma lui avait préparée depuis toujours (le cinéma rêvait à Arnold bien avant nous), et qu’Arnold règne désormais sur le cinéma, où il aura, de sa présence bienveillante, continué à inspirer le monde des hommes jusqu’à aujourd’hui.

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Critique publiée le 24 octobre 2018.