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Molly's Game (2017)
Aaron Sorkin

Le petit jeu

Par Mathieu Li-Goyette
Le succès que connaît Aaron Sorkin depuis la télédiffusion de West Wing (1999-2006) en a fait une référence en matière de scénarisation. Il a participé à définir une certaine manière d’écrire et, surtout, de mettre l’écriture à l’avant-plan de ses projets, retirant ce que d’autres attribuaient aux gestes pour le donner aux dialogues. Passé un moment il incarnait ce dont le cinéma hollywoodien avait le plus besoin (de l’intelligence), puis il plaisait aux cinéphiles et aux critiques qui voyaient dans ses scénarios le retour du refoulé du screwball, voire l’héritier de Billy Wilder si Billy Wilder s’était consacré aux sujets sérieux de Sidney Lumet.
 
Sorkin, à la différence de ses influences comiques qui étaient passionnées par les êtres humains, s’intéresse surtout aux systèmes, à leurs mécanismes. La Maison-Blanche, le baseball, Apple, Facebook, une salle de nouvelles, aujourd’hui les tables de poker illicites. Il s’intéresse aux systèmes en ce qu’ils sont des lieux de convergence pour de nombreux caractères qui se disputent plus ou moins subtilement leur contrôle (sans la subtilité le système s’effondrerait), à la façon dont des individus s’y insèrent, en souffrent, en ressortent. Ces systèmes l’autorisent à écrire des personnages qui donnent l’impression de tout savoir sur tout (il faut paraître ainsi pour être à la tête d’un système) tout comme ils lui permettent d’enfermer ses personnages à l’intérieur d’une certaine langue qui appartient à ces systèmes en question (la langue des programmeurs, la langue des politiciens, la langue des journalistes, la langue des célébrités), langue dont il nous fait le cours accéléré durant ses premiers actes, nous mettant dans la confidence crypto-sensible d’une langue professionnelle que le cinéma s’approprie le temps d’un film, au moins autant par souci de réalisme que de confusion. C’est aussi pourquoi toutes les histoires de Sorkin sont si semblables, pourquoi il ne semble être en mesure d’écrire qu’une poignée de personnages interchangeables de film en film (ou pourquoi, après des scénarios magistraux, il est apparemment plus attendu de Sorkin qu’il fasse du Sorkin sans jamais se mettre en danger — il est devenu son propre système).
 
Si les gens s’attaquent à coup de paroles insidieuses, d’ordres répétés, de sous-entendus pervers et — la grande faille de son écriture devenue complaisante — de généralités qu’ils cherchent à rendre implacables, ils ne le font jamais mieux qu’à travers des bombes d’information qui révèlent au spectateur en même temps qu’aux antagonistes leur supériorité (intellectuelle, stratégique, monétaire, légale, etc.) sur la situation. Les films de Sorkin sont minés de bombes d’information [1], on explose sur elles sans cesse ; elles forment des trop-pleins d’informations, semés au nom de l’étourdissement sémiotique : jargons et politesses soulignés, précisions historiques et ripostes bureaucratiques en sont l’explosif. La bombe d’information, c’est quand, au détour d’une conversation autour de patates pilées, les personnages parviennent à débattre de la pertinence de Freud et à exposer l’origine des maux de la pauvreté sociale américaine en 40 secondes. La bombe d’information, c’est ce procédé profondément malicieux qui, sous le couvert des apparences et des sonorités (le dialogue qui coule des comédiens trop parfaitement castés), érige toute forme d’action et de pensée en réalité juste et bonne grâce à son articulation calculée et sa rapidité (rapidité qui n’est jamais psychologique ni comique chez Sorkin – sa rapidité est celle de l’efficacité, du rendement). C’est ce qui finit par remplacer l’intelligence émotionnelle d’un personnage par une intelligence de robot cynique, qui se plaît à déconstruire le monde ou pire encore à oser faire d’autrui des tableaux précis à partir d’une tache de café sur leur chemise (un dispositif narratif terrible dont Sorkin est l’un des praticiens forcenés).
 
À tous les égards, Molly’s Game est atteint des symptômes de cette écriture vétuste et exclusive. Il les incarne au plus haut point, puisque Sorkin le metteur en scène, dans cette première réalisation, a conservé les tics de Sorkin le scénariste. Auparavant tous les personnages de Sorkin parlaient sur le même ton, avec le même rythme — maintenant c’est aussi la mise en scène qui les homogénéise — ; avant ils radotaient, puis la mise en scène faisant de cette parole qui dérape une forme d’aliénation (Moneyball), voire une obsession démiurge (The Social Network), mais ici ce radotage n’est plus que l’expression de plusieurs types d’impuissances que le film cherche à redresser (et que la mise en scène ne sait traduire sinon en se soumettant à son tour à la parole). D’abord les faiblesses de Jessica Chastain en Molly Bloom, ancienne skieuse avec une relation paternelle compliquée (Kevin Costner), confinée dans un monde où les hommes font la loi (les jeux illégaux, dont elle devient la reine organisatrice la plus branchée). Ensuite celle d’Idris Elba en avocat, qui doit découvrir en quoi sa cliente vaut la peine d’être défendue. La conclusion du film a ceci de beau qu’elle fait de la condition féminine de Bloom l’énième victime du machisme ordinaire et cette faute finit par l'emporter sur sa faute légale avérée, mais cela n'empêche pas la finale de débouler à travers le pire des dénouements, où le père intervient in extremis afin de rappeler à sa fille qu’évidemment, tous ses maux étaient déjà terrés dans son enfance.
 
Ce dernier acte farfelu est là encore à l’image du petit jeu de Sorkin, qui cherche à confondre le spectateur dans la complexité des choses qu’on lui raconte (comme un père psychiatre manipulerait sa fille à la convaincre que tous ses problèmes viennent d’une période où elle ne savait pas encore lire), des choses qu’on ne montre jamais, mais qu’on narre, demandant du texte qu’il soit garant du Vrai. On remarque alors à quel point les échanges parcellaires entre Molly et son avocat sont superficiels, chargés par l’exposition dialoguée la plus scolaire qui soit. Or le problème n’est pas de faire passer l’action du récit par la parole, mais c’est plutôt de légitimer une parole à travers des procédés malhonnêtes (les bombes d'information, la star, l’a priori paresseusement démocrate et bien-pensant) sans jamais la confronter. Les ennemis de Molly, le narcissique joué par Michael Cera en tête, ne sont pas des ennemis de son système à elle, de son réseau de poker qu’elle tente de mettre en place à Los Angeles puis à New York, ce sont des obstacles à sa montée au pouvoir. Ces personnages n’offrent aucune forme d’intériorité, aucune forme de volonté qui leur soit propre. Ils sont complètement soumis eux aussi à l’écriture stéréotypée de Sorkin qui les esquisse et les classe, les inscrivant dans un grand récit au sein duquel ils s'avèrent incapables de contribuer dramatiquement. Le problème des histoires de Sorkin et de ses personnages surdoués, c’est qu’ils font en sorte que personne ne soit en mesure de leur répliquer sans être de facto une ordure, moins parce qu'ils s'opposent au protagoniste que parce qu'ils ne seraient pas en mesure d'être à sa hauteur. Derrière ces apparences d’échanges bien envoyés se cachent les monologues d’un rédacteur de discours qui se fait encore passer pour un dramaturge. C'est de cette écriture dont il faut aujourd'hui se méfier.


[1] Il s’agit d’une paraphrase d’un concept développé par le philosophe et urbaniste Paul Virilio, qui parlait de « bombe informatique » dans La Bombe informatique (1998), traduit en anglais par « information bomb », une formulation plus juste pour un terme qui, au fond, reprenant de l’informatique son architecture des données, l’étendait à l’ensemble des sphères médiatiques pour signifier la confusion d'une communication saturée d'informations. cf. Virilio, Paul. 1998. La Bombe informatique. Paris : Galilée.
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Critique publiée le 23 janvier 2018.