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Square, The (2017)
Ruben Östlund

La lie de l'ironie

Par Olivier Thibodeau
Satire et subtilité sont incompatibles. C’est du moins ce que tend à prouver le cinéma du Suédois Ruben Östlund, qui poursuit avec The Square le travail de javellisation iconographique amorcé avec Force Majeure (2014). Délaissant l’unité familiale comme objet de déconstruction (mais pas tout à fait), il s’attaque aujourd’hui aux institutions muséales contemporaines, et à la vacuité idéologique qu’elles représentent, créant pour ce faire une œuvre intrinsèquement paradoxale : bel effort conceptuel qui partage presque toutes les caractéristiques de l’art corporatiste dont il contient une critique diégétique lapidaire. Paradoxale également dans son utilisation d’un humour quasi misanthrope et d’un propos pseudo-humaniste lourdement appuyé, force est d’admettre qu’on a ici affaire à une entreprise éminemment autodestructrice, dont le cynisme complaisant pourrait bien passer pour du génie pour peu qu’on se refuse à gratter le mince vernis qui recouvre les blancs tableaux élaborés par le réalisateur.

Grossière critique des mœurs contemporaines, The Square s’acharne sans merci sur une cible consensuelle, le bourgeois BCBG, ici curateur de musée, chauffeur de Tesla, coureur de jupons, père indigne, batteur de petits garçons, couard autosuffisant à lunettes ultra-fashion, bref sur un protagoniste en carton peinturluré de cercles concentriques. La vacuité totale du personnage est établie dès la première scène, lorsque celui-ci est confronté par une journaliste à l’un des textes explicatifs fournis sur le site web de son musée, dont il n’arrive même pas à percer le caractère creux et cryptique. En fait, c’est la vacuité d’un univers entier qui se trouve ainsi « dévoilée », celui de l’art contemporain, abordé par Östlund comme par un bourrin acculturé qui n’oserait pas y voir autre chose que la chasse gardée d’une aristocratie déliquescente. Or, on pourrait sans doute lui pardonner la grossièreté, et le caractère populiste de sa proposition si ce n’était pas de l’aspect éminemment formaliste du film, dont la facture froide et proprette n’a de cesse de nous rappeler le vain esthétisme des œuvres d’art qu’il dénonce. À cet égard, il semble que son titre soit particulièrement ad hoc, puisqu’il évoque un parallèle direct avec l’installation diégétique du même nom, œuvre glamour promue de façon princière par les défenseurs d’un humanisme feint seul capable de conjurer les relents de leurs propres sentiments de culpabilité.
 
Car voici le second paradoxe qui plombe le film : le recours simultané à un cynisme calomnieux, utilisé indistinctement pour parodier l’aristocratie culturelle et la pauvre gens stockholmoise, et à un « message » humaniste réitéré ad nauseam, engraissé aux plans misérabilistes de sans-abri, vecteurs d’un pathos si appuyé qu’il frise la caricature. Or, la simple confusion d’intention se mue bientôt en hypocrisie totale lorsque le film commence à ironiser la campagne de publicité entourant l’œuvre titulaire, dont l’usage douteux d’une fillette miséreuse qui explose soudainement est censé constituer le faîte de l’humour diégétique. En fait, il s’agit là d’un court-circuitage total de l’entreprise tout entière, qui elle-même fait ses choux gras du spectacle cent fois réitéré d’une pauvreté politiquement monnayable. Ainsi d’ailleurs se poursuit le jeu de miroir entre carré externe et interne, lieux simultanés d’exploitation de la misère humaine au nom d’un humanisme « à la mode » qui devient alors l’apanage commun du cinéaste et des alter ego qu’il s’amuse à parodier violemment.
 
Malgré les tares susmentionnées, c’est finalement l’aspect télégraphié et redondant de la critique sociale explicitée par Östlund qui handicape le plus son film. En effet, le réalisateur semble ici uniquement affairé à démontrer l’individualisme de la personne moderne. Dans chaque scène. Presque dans chaque plan. Comme si seule la répétition autistique de sa thèse pouvait être garante de sa légitimité. Outre les innombrables plans de sans-abri, pour qui le protagoniste entretient toujours le même désintérêt, ceci implique un barrage incessant de vignettes démonstratives, et d’une très longue scène de singerie visant toutes à illustrer l’incommunicabilité, l’instrumentalisation interpersonnelle, le mépris d’autrui et autres déclinaisons de cet individualisme. On se trouvera donc tour à tour témoins des frictions entre le protagoniste et les habitants d’un HLM excentré, qu’il accusera en masse du vol de son téléphone cellulaire, puis de l’impolitesse bourgeoise à l’égard des traiteurs gastronomiques, du caractère mécanique de la conquête sexuelle, de la ferveur carnassière des groupes d’intérêts, bref de toutes ces amusantes manifestations de l’esprit de corps évanescent qui caractérise la société actuelle. Le processus est lassant et laborieux, soumettant le spectateur à un lancinant émerisage idéologique dont il risque de sortir aussi plat et moutonneux que les personnages à l’écran. Heureusement, et c’est sans doute là que la mise en scène de Östlund s’avère la plus efficace, cette idée d’individualisme justifie le recours à un foisonnant hors-champ, sorte de « frange prolétaire » où se terrent les pauvres, à l’abri du regard des riches. Les deux plus probants exemples de cette technique sont sans doute la scène du garçon blessé, dont les pleurs suintent par-delà les murs du cadre sans jamais que son corps n’y pénètre, et la scène de la Tesla, qui, stationnée au pied d’un HLM, est entourée de l’ombre indistincte des fanas d’autos locaux. Ces scènes constituent d’ailleurs la preuve indéniable que ce n’est pas dans la monstration, mais dans l’élision que réside le génie du film, film qui se trouve paradoxalement mu et promu par un excès de monstration.
 
L’usage du hors-champ est également garant de nombreux effets « comiques » au sein du film, notamment l’irruption des coprolalies d’un individu frappé du SGT lors d’une conférence avec un artiste britannique. La séquence est amusante, pour un court moment, mais elle s’appuie sur un ressort scénaristique presque trop facile, voire juvénile, au même titre d’ailleurs que les scènes de séduction, les scènes de vie de famille, les scènes de réunions corporatives, toutes frappées du sceau du cynisme bon marché ayant fait la renommée du film. La scène de dialogue entre le personnage de Claes Bang et celui d’Elizabeth Moss, lesquels discutent alors de leur embarrassante aventure sexuelle des jours précédents, semble particulièrement complaisante, à savoir qu’il s’agit d’une revendication stérile que d’exiger la considération d’un amant-e d’un soir au nom d’un esprit de corps social meurtri spécifiquement par ce genre d’activités. Le bruit sourd produit par une installation adjacente ne fait qu’ajouter à la grossièreté du dialogue en y additionnant les manifestations d’une incommunicabilité déjà lourdement appuyée lors de la scène de séduction entre les deux personnages. Tristement, même la meilleure scène du film, mémorable performance simiesque pourvue par l’inimitable Terry Notary, semble superflue, martelant par sa longueur cette idée d’individualisme triomphant trônant déjà au cœur de chacune des scènes précédentes. À la fin, la satisfaction primaire que ressent le spectateur à la vue du film se résume presque exclusivement aux humiliations réservées pour les « méchants », le curateur du musée et le pédant artiste interprété par Dominic West, prouvant pour la énième fois l’essence contradictoire d’une œuvre soi-disant humaniste dédiée en fait au sacrifice rituel du bouc émissaire.
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Critique publiée le 28 novembre 2017.