WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Loveless (2017)
Andrey Zvyagintsev

La banquise

Par Olivier Thibodeau
Faute d’amour, il y a l’internet. Faute d’amour, il y a le sexe. Faute d’amour, il y a la fuite. Mais faute d’amour, l’humanité s’abîme inexorablement, contre l’écueil d’un narcissisme devenu dogme, et grâce auquel chaque personne ne possède plus qu’une valeur d’échange dans une économie perverse du bonheur individuel. C’est du moins ce que suggère ici le grand chroniqueur de la Russie contemporaine, Andreï Zvyagintsev, dont le Nielioubov (littéralement : « négation d’amour » ou « non-amour ») constitue un portrait désarmant de la glaciation émotionnelle généralisée à l’heure des égoportraits. Fort d’une mise en scène redoutablement efficace, où l’escamotage d’un garçon mal-aimé, le spectacle du vide (intérieur/extérieur) et la subordination des personnages aux décors évoquent tour à tour la socialité évanescente de l’homme d’aujourd’hui, il parvient à créer une cinglante satire sociale aux allures sordidement réalistes.
 
On voudrait reprocher à Faute d’amour son caractère excessif. On voudrait lui reprocher la mesquinerie extrême de ses personnages et leur crasse misanthropie. On voudrait lui reprocher la nature lourdement appuyée de sa critique des mœurs contemporaines (et particulièrement des dérèglements relationnels provoqués par la télécommunication triomphante). Mais ce n’est que par excès d’idéalisme. La triste vérité, c’est que Zvyagintsev capture ici l’essence même de la vie, sans concession à tout espoir naïf pour l’avenir. C’est le détachement qu’il filme, du début jusqu’à la fin, et la froideur mélancolique d’un monde où le projet humaniste s’est disloqué contre le monolithe de l’individualisme. Le malaise est tel que, malgré la beauté plastique de l’ensemble, le spectateur sortira invariablement meurtri de la salle, meurtri par le spectacle d’un miroir que se dédouble ici en abysse.
 
Dès les premiers plans du film, le réalisateur s’amuse ferme avec nous, esquissant un canevas suburbain dégarni semblable à celui d’Elena (2011), au sein duquel la caméra erre et nous sème. Loin derrière les branchages enneigés de la forêt, les monolithes résidentiels trônent tels les doigts décharnés de quelque géant enfoui. Puis l’objectif se pose sur une école de quartier de laquelle sort un troupeau d’écoliers anonymes. Il faut attendre de longues secondes avant que la caméra s’accroche à l’un d’entre eux, et suive son parcours le long de la clôture extérieure. De longues secondes où on le cherche sans jamais pouvoir le trouver, et dont la vaine langueur préfigure le travail de recherche exténuant que provoquera sa fugue prochaine. Le garçon en question, c’est Aliocha, un nom avec lequel il sera dur de nous familiariser tant il est rarement prononcé durant le film, Aliocha, objet principal du « non-amour » titulaire, dont l’évanescence simultanée du domicile familial et de l’espace scénique ne constitue finalement que la consécration de son évanescence préalable hors de l’affection de ses proches.
 
Question d’incarner l’indifférence généralisée à son égard, l’introduction du film s’affaire à un habile jeu d’escamotage du garçon. On le voit donc constamment se dérober au regard parental, s’enfuyant de sa chambre pour éviter les moqueries maternelles ou se cachant derrière une porte pour écouter les paroles cruelles de ses géniteurs, qui lors d’une âpre querelle prédivorce, se renvoient la responsabilité de sa garde comme s’il s’agissait d’un bibelot quelconque. En somme, on constate que ce n’est pas la fugue qui le rend soudain invisible, mais le manque de considération entretenu par ses parents à son égard. En effet, Aliocha est un simple objet, et non pas une personne pour eux. Outil de mobilité professionnelle pour son père, dont le patron ultra-orthodoxe n’engage que des hommes de famille, et échappatoire pour sa mère face à la perspective d’une vie passée dans la lointaine campagne russe, on ne lui reconnaît ici aucune aspiration profonde outre le désir d’être aimé. À ce titre, il n’est d’ailleurs pas différent de tous les autres personnages du récit, et particulièrement des conjoints de rechange trouvés par ses parents, qui au-delà d’un désir d’amour naïf, ne se définissent que par leurs fonctions prosaïques auprès d’eux (i.e. acheter du homard ou porter d’autres enfants mal-aimés).
 
L’objectification des gens, loin d’être une seule constatation sociale intégrée à la narration, est également le fruit d’une certaine économie visuelle chez Zvyagintsev, qui subordonne sans cesse ses personnages aux décors afin de les aliéner davantage de tout idéal humaniste. Écrasés par l’habitacle de leurs automobiles, coincés parmi des tablées de sbires dans d’oppressantes cafétérias corporatives ou laissés seuls au sein des pièces caverneuses d’appartements hauts de gamme, les personnages sont autant de coquilles vides dans un monde vide, accusant de leur déchéance éthique un vaste cercle vicieux entre individus déshumanisés et espaces déshumanisants. Or, au-delà des tactiques usitées de surcadrage et d’épurement scénique appliquées aux intérieurs, notons que le film propose un usage autrement plus intéressant des décors naturels, qu’il privilégie aux personnages à la fois par mépris et par flair. On constate à cet effet que la caméra préfère souvent s’attarder à la nature sauvage plutôt qu’aux êtres humains qui la longent, créant ainsi un étrange décalage entre l’anthropocentrisme d’un récit dédié à la désintégration du nucleus familial, et l’idéal nihiliste d’un monde post-humain. Qu’il s’agisse de zooms langoureux sur des souches, devant lesquelles les protagonistes ne font que passer, ou de panoramiques latéraux qui les évacuent du cadre au profit de sombres sentiers forestiers, tout l’art du film semble en effet dédié à prouver qu’il se cache toujours quelque chose de plus intéressant à la frange de l’humanité. Habile tactique servant à nourrir le suspense quant au sort d’Aliocha, cette introspection constante de l’espace sert également une fonction esthétique transcendante, à savoir qu’elle place la Beauté complètement hors de l’humain, dans la froideur des blancs flocons nappant les ruines soviétiques, et non pas dans la froideur de l’âme, dans les mystérieux vides naturels et non pas dans l’évident vide moral qui plombe nos sociétés.
 
Outre le plaisir « légitime » que peut ressentir tout spectateur face au spectacle de somptueux paysages hivernaux où se résorbent paisiblement les cris et les plaintes des personnages, le film n’en appelle en outre qu’au plaisir pervers des cyniques pour le spectacle de la désintégration sociale. Nous submergeant d’un barrage constant de scènes et de personnages pathétiques, accrochés à leurs téléphones en permanence comme aux derniers îlots de socialité dans une mer d’indifférence généralisée, ne possédant plus que le commerce d’égoportraits comme façon de légitimer leur importance auprès d’autrui, Zviaguintsev laisse sourdement grincer la roue. Les scènes de malaise extrêmement oppressantes se succèdent ainsi sans arrêt, entre les scènes sereines de nature ; les scènes d’amour et de déchirement à saveur de vitriol rance nous prennent à la gorge et menacent de nous étouffer tant elles évoquent les vignettes quotidiennes de nos propres vies. Or, c’est précisément dans cette dernière constatation que se trouve validée la plus dure leçon du film, à savoir que le nihilisme constitue peut-être aujourd’hui la seule forme de lucidité qui soit. Car au-delà de l’objectification interpersonnelle et du dogme individualiste contemporain, c’est dans le nihilisme que ceux-ci nous inspirent que réside toute l’horreur de cet effrayant « non-amour » rampant, décrit par le réalisateur avec une telle perspicacité que notre âme entière s’en trouve déchiquetée, pour peu qu’il reste en elle un résidu anachronique d’humanité.
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Critique publiée le 8 octobre 2017.